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Rencontre avec... un compositeur contemporain - Hugues Dufourt - Peinture, timbres et vertige

En novembre dernier, Hugues Dufourt a accroché un nouveau chef-d'œuvre en son musée imaginaire. Voyage par-delà les fleuves et les monts, créé par l'Orchestre Philharmonique de Nice pousse plus loin que jamais l'exigence d'une écriture qui soit l'expression d'un monde sonore nouveau.

Déjà, au moment de la création de Surgir par l'Orchestre de Paris il y a un quart de siècle, une intuition un rien provocatrice lui faisait écrire : « L'orchestre me paraît être encore un instrument sous-exploité et en retard sur ses possibilités ». Une intuition ? Une conviction plutôt, qui l'avait poussé à s'associer dès le début des années soixante-dix à quelques autres compositeurs insatisfaits des voies traditionnelles de l'écriture – dont Gérard Grisey, Tristan Murail et Michaël Levinas – pour penser la musique autrement et s'en donner les moyens instrumentaux – ce sera, en l'occurence, l'ensemble L'Itinéraire. Comme les fondateurs de la musique « spectrale », Hugues Dufourt voulait donner toute sa place au timbre, « substance même de la composition », quand il n'était encore qu'une « figure claudicante », « un badigeon de couleur appliqué après coup au discours ».

Aujourd'hui, Hugues Dufourt persiste : « Les qualités premières traditionnelles de la musique – l'harmonie, le contrepoint, la rythmique – ne disparaissent pas mais sont amenées à passer à l'arrière-plan ; elles ne sont plus destinées à être entendues comme telles ». Il ne s'agit pas là d'une simple posture théorique, mais bel et bien d'une pensée préalable, qui anime l'œuvre du compositeur: « Tout l'effort auquel je me suis livré est d'imaginer comment passer de manière insensible d'un timbre à une harmonie, d'une harmonie à un flux, d'un flux à un grain, à des mouvements, à une rythmique. Toutes ces composantes peuvent fusionner, se juxtaposer autour d'un seuil et créer des phénomènes de perception paradoxaux ».

Le discours du compositeur est tout autant d’un philosophe quand il décrit, par exemple, l’évolution de l’écriture au xxe siècle vers l’infiniment grand (il pointe alors « la dimension cosmique d’événements temporels dépassant l’échelle humaine » chez des compositeurs tels Xenakis) en même temps que vers l’infime (et il compare les mondes nouveaux découverts par Gérard Grisey à ceux qu’a révélés la lunette de Galilée).

Mais la théorie n’est jamais chez Hugues Dufourt un masque pour la musique, pas plus que ne le sont les œuvres picturales qui souvent l’inspirent. En effet, le compositeur revendique la dimension de « musée imaginaire » que revêt son œuvre, en particulier l’œuvre orchestrale. Le magistral « Cycle des hivers » retient ainsi quatre chefs-d’œuvre de la peinture occidentale (Le Déluge de Poussin, Le Philosophe de Rembrandt, Les Chasseurs dans la neige de Bruegel et La Gondole sur la lagune de Guardi). Le fil conducteur dans ce choix, qu’on ne saurait imaginer arbitraire, est « la prééminence accordée au colorisme », qui renvoie à celle accordée par Hugues Dufourt aux timbres. De fait, l’analogie est souvent forte entre les tonalités des tableaux et la substance sonore mise en œuvre dans leur « interprétation », leur mise en « image sonore » par le compositeur : « quand je fais appel à un titre, le peintre a déjà fait un gros travail pour moi », dit-il.

Le vertige éprouvé à l’écoute de Voyage par-delà les fleuves et les monts (d’après Fan Kuan), de L’Origine du monde (d’après Courbet) ou de La Maison du sourd (d’après les « peintures noires de Goya ») est proche finalement de celui où nous plonge la lecture, la contemplation des tableaux. Par sa précision d’écriture, la musique parvient à décrire le monde et – c’est beaucoup plus rare – à faire appréhender l’idée de nature.

Jean-Guillaume Lebrun

Samedi 22 novembre à l’Opéra de Saint-Étienne, reprise de L’Origine du monde pour piano et ensemble par l’Ensemble orchestral contemporain dirigé par Ludovic Perez.
Rens. : www.eoc.fr

À écouter : Les Hivers par l’Ensemble Modern et Dominique My (Æon), Les Météores par l’Ensemble orchestral contemporain et Daniel Kawka (Sismal), L’Afrique et L’Asie d’après Tiepolo par l’Ensemble Recherche (Kairos)

À lire : Hugues Dufourt, Mathesis et subjectivité (Essai sur les principes de la musique, t. 1), éditions MF

Photo : DR
 

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