Le monde est injuste, la vie est injuste, et l’on pourrait s’en vouloir de ne pas accorder à tous la même quantité d’attention bienveillante, mais dans le domaine de l’art en particulier, tous les talents ne sont pas égaux. Quand, en plus, le hasard de la composition d’un programme met en lumière tel artiste plutôt que tel autre, le mélomane se laisse aisément séduire…
En cette année de double anniversaire (création de Carmen et mort du compositeur en 1875), l’Opéra de Paris ne pouvait manquer de rendre hommage à Bizet, non en mettant à l’affiche des œuvres qu’il ne donne jamais, ce serait trop beau, mais au moins en confiant aux élèves de son Académie un concert de mélodies. Quatre chanteurs et deux pianistes étaient donc réunis ce mercredi 14 mai dans l’Amphi Bastille.

Les jeunes chanteurs qui viennent du monde entier se perfectionner à Paris mesurent-ils ce qui les attend, lorsqu’ils auront à interpréter des mélodies françaises devant un public francophone ? Au baryton autrichien Clemens Frank revient le redoutable honneur d’ouvrir la soirée, avec l’une des pages les plus connues, et la seule qui brille par son humour, « La Coccinelle ». Le timbre est joli, mais l’on sent que l’artiste marche sur des œufs pour éviter les chausse-trapes de nos e, é et è, ce qui entrave forcément son discours. « La Chanson du fou » lui permet de se réfugier dans des procédés plus opératiques, mais « Venise » de Gounod (car à Bizet s’ajoutent ce soir Massenet, Saint-Saëns et, pour cette unique incursion, Gounod) l’oblige à nouveau à surveiller son articulation.
 

Chanteurs en residence (2024-2025) à l'Académie de l'Opéra de Paris © Vincent Lappartient Studio j'adore-ce-que-vous-faites

Un chant plein d’intentions, plein de sens et d’évidence.

Tout change quand lui succède Amandine Portelli, et pas seulement parce que l’artiste est native de Bordeaux : s’il suffisait d’être francophone pour bien chanter le français, cela se saurait, et l’Académie de l’Opéra de Paris révèle régulièrement des artistes étrangers ayant une maîtrise superlative de notre langue, Laurence Kilsby en étant un exemple récent. Non, si tout change, c’est qu’Amandine Portelli impose d’emblée une projection bien supérieure, une voix à la fois plus sonore et plus éloquente, un chant plein d’intentions, plein de sens et d’évidence. Après de superbes « Chant d’amour » et « Chant d’avril » de Bizet, l’artiste sait se montrer envoûtante dans une page pourtant aussi rabâchée que le « Chant d’Espagne » de Massenet. On comprend et l’on se réjouit qu’elle revienne en deuxième partie pour une série de duos et surtout pour un extrait de Djamileh dont elle campe à merveille le rôle-titre.

L’admiration que suscite cette découverte serait injuste si elle faisait négliger sa consœur Sima Ouahman. La soprano, d’origine irano-marocaine mais née à Paris, brille elle aussi par de grandes qualités de phrasé et d’expressivité, on le remarque en particulier dans le mode élégiaque des « Adieux de l’hôtesse arabe » ou dans la douceur de « Le Matin », et son timbre convient fort bien à tout ce répertoire français. Avançant avec assurance malgré des erreurs de diction (« innocence » devient « in-nocence », etc.), le ténor américano-norvégien Bergsvein Toverud a pour lui un timbre séduisant mais pas toujours dépourvu de nasalités, et l’on regrette une certaine placidité dont les textes à interpréter ne le tirent que rarement. Des deux pianistes qui soutiennent ces jeunes artistes, on avouera préférer à Moeka Ueno, aux tempos ultra-rapides et au jeu non dépourvu une certaine sécheresse, le toucher poétique et raffiné de son collègue Robin le Bervet.

Laurent Bury