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Racine à l’opéra – Une présence discrète
Œuvre d’un Mozart de 14 ans, le dramma per musica en trois actes Mitridate, Rè di Ponto fut créé à Milan le 26 décembre 1770 au cours du premier séjour italien du musicien. La cinquième réalisation lyrique du Salzbourgeois fait l’objet d’une attention toute particulière en ce début 2016 avec une nouvelle production signée Clément Hervieu-Léger et dirigée par Emmanuelle Haïm. Michael Spyres, Patricia Petibon, Myrtò Papatanasiu, Christophe Dumaux, Sabine Devieilhe, Cyrille Dubois, Jaël Azzaretti : distribution luxueuse que celle assemblée pour un spectacle qui, après cinq représentations au Théâtre des Champs-Elysées (du 11 au 20 février) sera repris pour trois dates (26 et 28 février, 1er mars) à l’Opéra de Dijon.
Après s’être attardé sur l’influence de Corneille à l’opéra (1) lors d’une Theodora de Haendel dirigée par William Christie, en octobre dernier au Théâtre des Champs-Elysées, Mitridate est l’occasion pour Olivier Rouvière de se pencher sur celle, plus discrète, de Jean Racine
Jean Racine (1639-1699) a été peu (et peu fidèlement) adapté sur la scène lyrique. Si l’on compare son succès dans ce domaine à celui de son aîné Pierre Corneille (1606-1684), la différence saute aux yeux : l’opéra seria italien, notamment, a adoré Corneille et contourné Racine. Il est vrai que la productivité de Pierre a été nettement supérieure à celle de Jean : le premier a donné 32 ouvrages en 45 ans, le second seulement 12 en 27 ans (on pourrait presque en déduire que Pierre mettait un an et demi à produire une pièce et Jean deux ans un tiers).
D’autre part, et de façon plus sérieuse, la dramaturgie économe - en rôles, en rebondissements, en assauts rhétoriques - de Racine se prêtait moins bien à l’adaptation lyrique que les drames politiques et tragi-comédies de Corneille, souvent tentés par le lieto fine (la « fin heureuse ») réclamé par la scène italienne du Settecento. Mais cette objection n’est valable que pour certains textes de Racine ; d’autres, plutôt mélodramatiques et riches d’action (Britannicus et Bajazet, notamment), auraient pu inspirer des opéras haletants. S’ils ne l’ont pas fait, c’est sans doute que le « génie » propre à Racine résistait à cet usage : ses sujets et ses personnages ne semblent pas adaptés à un autre moule que celui de la tragédie.
Premières tragédies
Les deux premières pièces de Racine à avoir été à la fois jouées et publiées (trois textes moins heureux les avaient précédées) restent les moins connues. L’une, La Thébaïde ou Les Frères ennemis (1664), relève du genre mythologique sanglant, voire horrifique, imité du théâtre latin et dont Crébillon se fera une spécialité au XVIIIe : contant la rivalité des deux fils du défunt Œdipe autour du trône de Thèbes, ainsi que la piété de leur soeur Antigone, elle s’achève sur la mort violente de cinq de ses six protagonistes. Impossible de porter une telle œuvre sur la scène d’opéra, et, si l’on en retrouve quelques traces dans les diverses Antigone qui émailleront l’art lyrique (celle de Traetta, par exemple, composée pour Saint-Pétersbourg en 1772), on le doit simplement au fait qu’opéra et tragédie ont puisé aux mêmes sources (l’Antigone de Sophocle).
L’année d’après, Racine donne une œuvre toute différente, presque galante, bien qu’elle se termine aussi par un trépas, qui n’empêche pas un double mariage de se profiler : Alexandre le Grand (1665), créé avec succès par la troupe de Molière, avec la Du Parc (Marquise) en Axiane.
Métastase (1698-1782) © DR
Le Conquérant et ses doubles
Si, là encore, aucun compositeur ni librettiste de renom ne revendique l’adaptation de cette œuvre mineure sur les planches de l’opéra, on peut en trouver des échos dans les innombrables Alexandre ou Alessandro qui vont y éclore. Par exemple, le plus célèbre d’entre eux, Alessandro nell’Indie (1729) de Métastase, s’il ne met pas exactement en scène la même intrigue, en reprend les personnages principaux ou, du moins, leurs noms : chez Racine, Alexandre est épris de Cléofile, la sœur du roi indien Taxile, ennemi d’un autre roi indien, plus belliqueux, Porus ; chez Métastase, Alexandre est épris d’une Cleofide qui, elle, est fiancée à Porus. Et si leurs péripéties diffèrent, la pièce de Racine et le livret de Métastase traitent le même sujet : la générosité d’Alexandre qui, après avoir vaincu son rival le plus acharné en la personne de Porus, lui rend finalement ses états et sa bien-aimée. Ce qui a fait dire – à raison – que le véritable protagoniste de l’histoire n’était pas Alexandre mais son adversaire : c’est pourquoi les mises en musique les plus célèbres de l’Alessandro nell’Indie de Métastase s’intituleront, l’une, Cleofide (opéra de Hasse donné à Dresde en 1731), l’autre, Poro (Haendel, Londres, 1732).
Un autre opéra de Haendel traite aussi des aventures d’Alexandre en Indes et, s’il évacue le rôle de Porus, réintègre à l’inverse celui de Taxile (Tassile) : c’est Alessandro (1726), ouvrage on ne peut plus frivole qui voit le conquérant macédonien (incarné par le castrat Senesino) papillonner entre deux exotiques coquettes (interprétées par les deux mortelles ennemies qu’étaient la Cuzzoni et la Faustina), avant de finalement refiler l’une d’elles à son allié indien (autre castrat alto).
Grétry (1741-1813)
Andromaque, une pièce devant un tombeau
Ce n’est qu’avec Andromaque, écrit trois ans après Alexandre, en 1667, que le génie racinien paraît en pleine lumière : tout à coup, sans que rien ne l’ait vraiment laissé attendre, le jeune dramaturge de vingt-huit ans impose son univers purement tragique - presque anachronique, déjà, dans l’ambiance d’une époque qui, nous l’avons vu avec Corneille, tend plutôt au romanesque - un univers qui, sous des dehors policés, dévoile l’inexorable cruauté du déterminisme intérieur, cette fatalité des sentiments qui juxtapose les solitudes.
« Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque qui n’aime personne » (ou, plutôt, qui aime Hector, qui est mort)(2) : cette concaténation fatale, qui doit autant à la psychologie des profondeurs qu’à l’antique conception du fatum, se prête mal à l’opéra du temps – aussi mal à l’opéra séria italien, avec ses intrigues de palais tarabiscotées et sa fin heureuse programmée, qu’à la tragédie lyrique française, avec ses machines pétaradantes, ses dieux empanachés et ses démons qui dansent.
Cet univers, un siècle plus tard, aurait davantage convenu à Gluck, mais Gluck ne s’est pas penché sur Andromaque, et c’est à l’aimable Grétry que nous sommes redevables d’une Andromaque très gluckiste (1780, sur un livret en trois actes de Louis-Guillaume Pitra) et, du coup, contrainte et pâlichonne, tant le compositeur belge y va à l’encontre de son génie propre, s’appliquant sagement à illustrer les vers de Racine (dont plus de 80 sont préservés, notamment dans la scène finale de la folie d’Oreste), sans laisser libre cours à son instinct mélodique ni à son inventivité.
Rossini (1792-1868)
Andromaque détrônée par Ulysse et Hermione
A l’autre bout du spectre, nous trouvons diverses tentatives d’adaptations italiennes qui, pour contourner la simplicité racinienne, reviennent à Euripide : c’est le cas pour l’Andromaca d’Apostolo Zeno, rare exemple d’opéra séria en cinq actes, notamment mis en musique par Caldara à Vienne en 1724. Bien que Zeno se réclame aussi de Racine, il charge son livret de tant de figures et d’épisodes que l’intrigue en devient méconnaissable : il introduit ainsi les figures d’Elenus, Troyen épris d’Andromaque, et d’Eumée, précepteur d’Ulysse, et fait « parler » non seulement le fils d’Andromaque, Astyanax, mais encore celui d’Ulysse, Télémaque, censé avoir été enlevé tout bébé par les Troyens. C’est à Ulysse (et non à Oreste) qu’il confie le rôle d’ambassadeur des Grecs et l’acmé de son drame, à l’Acte III, oppose cet Ulysse à Andromaque : le Grec ayant fait détruire le tombeau d’Hector, où se dissimulent Astyanax et Télémaque, Andromaque le défie de tuer l’un des enfants, au risque d’occire son propre fils ou de laisser échapper l’héritier de Troie !
Au XIXe siècle, l’influence de Gluck se répand dans la Péninsule, jusqu’à Naples, où elle se voit relayée par Rossini : au cœur de la production « napolitaine » de ce dernier (les sept drames composés pour le San Carlo entre 1817 et 1822, dans lesquels il tente une greffe de la tradition belcantiste sur des structures issues de la tragédie lyrique) se situe Ermione, composée en 1819 sur un livret d’Andrea Leone Tottola. Un librettiste qui, là encore, se réclame de Racine mais qui - le titre l’annonce assez - subvertit le contenu de la tragédie au profit du rôle enflammé d’Hermione (fille d’Hélène et de Ménélas), devenu proéminent : tandis qu’Andromaque n’a droit qu’à deux scènes assez pâles au début de chacun des deux actes, sa rivale Hermione (créée par Isabella Colbran, qui épousera Rossini trois ans plus tard) s’arroge les trois quarts du second acte, essentiellement constitué d’une immense aria en six sections suivie d’un duo avec Oreste. Et le drame de la fidélité à soi-même se change en drame de la jalousie…
Des Plaideurs à Bajazet : presque rien …
Du moins, Andromaque a-t-elle inspiré quelques opéras échappés à l’oubli. Tel n’est pas le cas des quatre pièces suivantes de Racine : sans parler de la comédie Les Plaideurs (1668), rarement donnée, des œuvres aussi intenses et fameuses que Britannicus (1669), Bérénice (1670) et Bajazet (1672) n’ont guère marqué l’univers lyrique. Les deux premiers titres, qui s’intéressent à l’histoire latine, ont eu le tort d’entrer trop directement en concurrence avec les œuvres de Corneille inspirées du même univers : car, si les contemporains des deux dramaturges répartirent assez également leur faveur entre eux (Louis XIV penchant néanmoins de plus en plus pour Racine), les librettistes, eux, préférèrent toujours Corneille. Le cas de Bérénice est, sur ce point, flagrant : dédaignant ce profond « trilogue », creusant jusqu’au vif le sentiment amoureux et la perte qu’il suppose, la scène lyrique lui préféra la pièce cornélienne rivale, Tite et Bérénice, parue seulement huit jours après et recyclée par Métastase une soixantaine d’années plus tard dans La Clemenza di Tito (1734). De nos jours, Bérénice survit au théâtre tandis que Tite revit à l’opéra…
Pourquoi Britannicus et Bajazet, pièces riches en palpitants complots et en personnages flamboyants (Néron le psychopathe, Agrippine la mère soupçonneuse, Roxane l’amante furieuse, Acomat le manipulateur) n’ont-ils pas trouvé grâce auprès des librettistes ? Précisons d’ailleurs que le héros des opéras de Gasparini, Vivaldi, Domenico Scarlatti et Haendel (Tamerlano), Bajazet 1er, défait par Tamerlan en 1402, n’a rien à voir avec celui de Racine : ce dernier était le frère du sultan Mourad IV, qui régna de 1612 à 1640. Racine avait donc eu l’audace de porter à la scène une action quasiment contemporaine, ce que l’opéra « sérieux » évitait de faire, à l’époque. En outre, sa pièce consistait en un étouffant huis-clos (tout se passe à l’intérieur du sérail) et se terminait par la mort pathétique du seul personnage positif : autant d’aspects peu faits pour séduire les compositeurs du temps.
Mozart (1756-1791)
Mithridate, ou l’attrait du large
Mithridate (1672), ouvrage mêlant à nouveau la politique et les affres amoureuses, inspiré, comme Britannicus, de l’histoire romaine (Plutarque plutôt que Tacite, cette fois), marque un infléchissement vers le décorum et la rhétorique – ce qui explique peut-être qu’elle ait été la pièce de Racine préférée par Louis XIV et Charles XII de Suède. Du moins est-ce de cette façon que ses imitateurs ont voulu la lire. Si le Mitridate Eupatore de Scarlatti, qui s’intéresse au même personnage, ne doit rien au dramaturge français, de nombreux commentateurs ont remarqué la parenté d’action entre l’Antigono de Métastase (1744, mis en musique près de 50 fois) et Mithridate : dans les deux cas, l’on retrouve une princesse exilée (Monime/Berenice), aimée de trois hommes dont un père et son fils ; dans les deux cas, la rivalité oedipienne se double d’une réflexion sur la loyauté : Demetrio/Xipharès doit-il soutenir le pouvoir despotique de son père et rival, Antigono/Mithridate ?
Mais l’adaptation la plus fidèle à la pièce reste bien entendu celle due à Vittorio Amedeo Cigna-Santi, librettiste par ailleurs peu renommé, dont le Mitridate, d’abord confié à Quirino Gasparini en 1767, puis à Mozart trois ans plus tard, constitue un cas d’école : en effet, on trouvera difficilement dans tout le XVIIIe siècle un livret qui ait aussi bien su concilier sa source « tragique » avec les impératifs « opératiques ».
Cigna-Santi conserve intact l’essentiel de l’intrigue, et, faisant passer le nombre d’actes de cinq à trois, met même davantage en valeur que Racine les trois coups de théâtre qui la scandent : le retour inopiné de Mithridate, que l’on croyait mort, à la fin de l’Acte I ; la machination qui lui permet de découvrir l’amour partagé d’Aspasia (Monime) pour Sifare (Xipharès) à l’Acte II ; la scène du poison de l’Acte III (clin-d’oeil à la réalité historique qui a valu sa renommée au roi du Pont et donné le verbe « mithridatiser »). La juste perception des lignes de force de l’action permet à Cigna-Santi de rendre celle-ci plus spectaculaire sans pour autant trahir son modèle : ainsi, se contente-t-il de mettre en scène les événements qui n’étaient que narrés chez Racine (le débarquement du roi, le rassemblement des armées, l’écroulement de la tour où est retenu Pharnace) – cadeaux bienvenus faits aux metteurs en scène d’aujourd’hui. Enfin, le texte racinien lui-même se voit sobrement traduit, respecté jusque dans son rythme, comme lors de l’acmé de la pièce/du livret, marquée par ce vers épouvanté d’Aspasie, qui prouve, si besoin en était, combien, dans la tragédie, le dialogue constitue l’action : « Seigneur, vous changez de visage (III, 6)/Ma che, nel volto ti cangi di color ? (II, 14) »
Le « mauvais fils » réhabilité
Mais le librettiste ajoute même un quatrième coup de théâtre à ceux qui existaient, rendant par là même le dénouement plus plausible, et l’équilibre des rôles plus satisfaisant : alors que Pharnace, le fils aîné du roi, allié des Romains, ne paraissait pas dans les derniers actes raciniens, Cigna-Santi nous fait assister à son repentir. Ce qui permet à l’opéra de concilier fin tragique (Mithridate meurt effectivement dans son combat contre Rome) et lieto fine (tous les autres acteurs, que sa présence gênait, se réconcilient).
Ce nouvel équilibre a été rendu possible par l’ajout de deux personnages : la princesse parthe Ismène, promise à Pharnace (à laquelle il est simplement fait allusion, chez Racine) et le tribun romain Marzio (qui « matérialise », si l’on peut dire, l’ombre portée de Rome). Ces figures ont été admirablement intégrées à l’action : c’est la présence physique d’Ismène puis celle de Marzio qui précipitent l’affrontement direct de Mithridate et de Pharnace, c’est Ismène, toujours, qui délivre Xipharès (permettant à ce dernier d’arracher aux mains d’Aspasia la coupe de poison : scène nettement préférable à celle de Racine, où ce sauvetage est réalisé par un comparse), c’est Marzio qui libère Pharnace, conduisant au dénouement. Notons que l’ajout d’Ismène et de Marzio « valorise », par contrecoup, le rôle, assez schématique dans la pièce, de Pharnace, le « méchant fils », auquel ces figures sont liées : on comprend dès lors que les commentateurs musicaux aient toujours considéré que Farnace, incarné par un castrat alto auquel est dévolu le dernier solo de l’œuvre, avait particulièrement inspiré Mozart, qui exorcisait peut-être à travers lui ses velléités d’émancipation (rappelons qu’Amadeus n’avait encore que quatorze ans et vivait sous la stricte férule de son père).
Si l’opéra séria de Mozart procède, en apparence, à la juxtaposition convenue de récits et d’airs da capo, une étude attentive de la partition montre qu’Amadeus y multiplie les subversions : métamorphose de l’aria (le modèle ABA cédant au rondo, à la cavatine), efflorescence du récit accompagné (en fin d’acte ou lors du sublime « Pallid’ombre » d’Aspasia), extension des tessitures (le crucifiant air d’entrée du roi connut ainsi quatre versions différentes), recours à la technique du concerto (solo de cor du « Lungi da te » de Sifare), insertion de marche (n°7) et sinfonia (avant le n°24). Si l’on ne peut prétendre que Mitridate soit très fidèle à l’ « esprit » racinien (mais cet « esprit » peut-il subsister à l’opéra ?), force nous est de constater que cet ouvrage est celui qui a le mieux respecté la dramaturgie de l’auteur français.
Iphigénie, pièce courtisane ?
Les deux pièces suivantes du poète vont à nouveau être adaptées à la scène lyrique – mais au prix de métamorphoses plus drastiques. Le cas d’Iphigénie (1674) est d’ailleurs particulier, car il s’agit de la seule pièce de Racine qui ait été créée, non « à la ville », mais à Versailles, lors d’une occasion festive, la « seconde conquête » de la Franche-Comté (définitivement rattachée à la France par le traité de Nimègue, en 1678). Comme ses autres œuvres, elle est sous-tendue d’allusions à l’actualité : Agamemnon ne représente-t-il pas le Roi, s’apprêtant à envahir le territoire ennemi et s’assurant l’approbation de son pays en éloignant sa maîtresse, la duchesse de La Vallière/Iphigénie, qui se retire au Carmel en juin 1674 ? Bien que Racine fasse ici retour à la mythologie, on a pu dire qu’il avait voulu lutter, cette fois, avec le genre naissant de l’opéra français (1674 voit aussi naître l’Alceste de Lully et Quinault, composé pour les mêmes fêtes), en faisant de sa nouvelle pièce l’une des plus chargées en rôles (10) et scènes (37), une sorte de tragédie-opéra. Barthes ira même jusqu’à prétendre : « Sans Ériphile, Iphigénie serait une très bonne comédie » (3).
Ce rôle d’Ériphile, inventé par Racine, qui le défend maladroitement dans sa préface, apparaît à la fois comme le personnage le plus tragique de l’œuvre et comme celui qui en évacue la tragédie. Rappelons qu’il sert à résoudre le dilemme de façon un peu artificielle : fille d’Hélène (comme Hermione !), cette Ériphile, amoureuse d’Achille à l’instar d’Iphigénie, tente de hâter la mort de sa rivale – provoquant ainsi la sienne, sous prétexte qu’elle se serait elle-même prénommée autrefois Iphigénie, ce qui satisfait l’oracle de Diane et permet à la flotte grecque de quitter Aulis pour envahir Troie ! Cet artifice permet évidemment de dramatiser une situation qui, sinon, aurait été frappée d’immobilisme, ce pourquoi il a été aussitôt adopté par Apostolo Zeno dans sa propre Ifigenia in Aulide (1714, notamment mise en musique par Caldara puis Porpora, où Ériphile est rebaptisée Elisena). Un livret dans lequel ce librettiste, pourtant souvent jugé plus proche de Corneille, traduit encore littéralement certains vers raciniens (dont le fameux et sinistre « Vous y serez, ma fille » d’Agamemnon, II, 2).
Gluck (1714-1787)
Retour à l’antique
Mais le rôle d’Ériphile entrait trop en contradiction avec le théâtre grec et notamment la pièce d’Euripide pour que Gluck et son librettiste, le Bailli Le Blanc du Roullet, le retiennent dans leur propre Iphigénie en Aulide (1774), premier ouvrage écrit en français par le Chevalier avec le soutien de Marie-Antoinette. L’on retrouve dans le cas de cette adaptation un paradoxe noté au sujet de celles de Corneille : la tragédie lyrique, afin de rester « fidèle » aux sources antiques, n’hésite pas « trahir » la tragédie classique, tandis que l’opéra italien, lui, respecte plus littéralement cette dernière. Si sont donc reproduites dans l’Iphigénie de Gluck nombre de scènes raciniennes (et, notamment, tout le superbe rôle de basse d’Agamemnon, ainsi qu’une large part de celui de Clytemnestre), l’on n’y voit paraître ni Ériphile, ni Ulysse (c’est le seul Calchas qui sert ici d’ « antagoniste ») et la résolution heureuse n’est permise que par l’intervention d’un deus ex machina – Diane elle-même, descendue du ciel à la fin de l’Acte III pour empêcher le sacrifice. De Racine n’est finalement préservé que le contenu dialogique, les moments forts (mais non les vers) du dialogue, telle cette confrontation entre Agamemnon et Achille (fin Acte II), qui fait basculer le drame.
Rameau (1683-1764)
De Phèdre à Hippolyte et Aricie
De Phèdre (1677), il restera moins encore dans son « adaptation » - ou, plutôt, sa « transcription » - en une fameuse tragédie lyrique : Hippolyte et Aricie (1733), le tout premier opéra composé par Jean-Philippe Rameau à l’âge de cinquante ans, sur un livret de l’abbé Simon-Joseph Pellegrin.
Dans une préface éclairante, ce dernier, tout en se réclamant de Racine, revendique honnêtement mais sans ambages sa réécriture : « quoiqu’une noble hardiesse, soit un des plus beaux apanages de la poésie, je n’aurais jamais osé, après un Auteur tel que RACINE, mettre une Phèdre au théâtre, si la différence de genre ne m’eût rassuré : jamais sujet n’a paru plus propre à enrichir la scène Lyrique (…). Le merveilleux dont toute cette fable est remplie, semble déclarer hautement lequel des deux spectacles lui est plus propre. Mon respect pour le plus digne rival du grand CORNEILLE, m’a empêché de donner cette tragédie sous le nom de Phèdre. »
Voici en partie expliqué le changement de titre – qui, à y regarder de plus près, n’a rien d’artificiel : même si Phèdre, Thésée, Hippolyte et Aricie sont traités à peu près également d’un point de vue dramatique (les premiers acquérant davantage de poids dans la musique), ce sont bien le sort des derniers qui nous préoccupe, comme le signale le Prologue ajouté par l’Abbé, dans lequel l’on voit Diane se décider à voler au secours des deux amants, persécutés par Phèdre à cause de l’Amour. L’opéra de Rameau s’ouvre sur la plainte d’Aricie et s’achève sur sa joie en retrouvant Hippolyte, alors que la pièce de Racine s’achevait sur la mort de Phèdre et le désespoir de Thésée (« L’action, m’a-t-on dit, semble consommée à la fin du quatrième acte, signale Pellegrin. Mais l’on doit vraisemblablement s’attendre à quelques effets de la protection de Diane, annoncée assez dans le premier Acte »). Phèdre meurt aussi chez Pellegrin, mais en coulisses et un acte avant la fin, et, si Hippolyte ne périt point dans l’opéra, son sort et celui de son père n’en sont pas plus enviables : selon le librettiste, ils ne se reverront jamais. Voici qui concilie (presque) la catharsis tragique avec la tranquillité du lieto fine.
Le derrière de la tragédie
Même si les ressorts de l’action restent les mêmes d’un ouvrage à l’autre, l’opéra de Rameau se présente comme le parfait revers, le double inversé de la tragédie, montrant tout ce qu’elle sous-entend, éludant tout ce qu’elle développe : le voyage de Thésée aux enfers donne lieu, chez Pellegrin, à un acte entier (Acte II), riche en démons, Parques et furies, l’apparition du monstre marin constitue le point fort d’un Acte IV par ailleurs voué à une chasse spectaculaire, le courroux de Neptune éclate dans le grondement des flots qui ferme l’Acte III. Surtout, l’opéra se voit peuplé d’une foule de rôles secondaires, et, particulièrement, de divinités (six !), qui ne cessent de descendre des cintres, sortir des ondes ou de la terre, manipulant, tirant à hue et à dia les pauvres humains, qu’ils semblent se disputer comme des jouets désarticulés : Diane sauve Aricie du couvent, Mercure arrache Thésée à l’Hadès malgré les cris de Pluton, Neptune tonne sur Hippolyte, que secourt encore Diane, secondée par Jupiter, etc.
De façon paradoxale, la seule divinité dont le rôle était supposé par Racine, Vénus (« C’est Vénus tout entière à sa proie attachée », I, 3), est la seule du panthéon à n’être point ici convoquée sur scène : Phèdre s’interdit même de prononcer son nom au cours de son air principal (« Cruelle mère des amours », III, 1) ! Aucun hasard là-dedans : Pellegrin a très habilement misé sur l’ « effet de négatif » qui préserve l’objet de son inspiration en évitant constamment de s’y confronter - on peut ainsi goûter Hippolyte sans regretter Phèdre. Ce faisant, il s’en est emparé sans timidité, jugeant que la « fable » (l’intrigue) pouvait se satisfaire autant si ce n’est davantage du « merveilleux » propre à l’opéra que de la sobriété nécessaire au théâtre classique.
La façon dont les opéras de Rameau réussissent à concilier l’univers de la tragédie (et donc de l’opéra séria) et l’apparat propre à l’opéra français n’échappa point aux Italiens : dès 1759, son premier ouvrage fut transcrit en italien par Traetta (Ippolito e Aricia, Parme), avant de reconquérir, au prix d’un net élagage, le titre de Fedra sous la plume de Paisiello (Naples, 1788). (4)
Au XXe siècle, si la Fedra (1912) de Pizzetti et d’Annunzio n’a à peu près rien à partager avec la pièce de Racine, l’on trouve une citation littérale de cette dernière dans l’Adriana Lecouvreur (1902) de Cilea : cet opéra fascinant, un peu vite rattaché au mouvement « vériste », met en scène la fin, théâtralisée par Scribe, de l’une des plus grandes actrices du XVIIIe siècle, appréciée de Voltaire. Au premier acte de l’opéra, déjà, Adrienne Lecouvreur nous apparaît dans les coulisses de la Comédie-Française en train de répéter le rôle majeur de Roxane, dans Bajazet. A l’Acte III, provoquée par sa rivale, la Princesse de Bouillon, Adrienne réplique par un monologue tiré de Phèdre (traduction mot à mot d’un extrait de la scène 3 de l’Acte III), qui lui permet, à mots couverts, de flétrir l’inconduite de la Princesse. Cette insolence lui sera fatale : à l’Acte IV, Adrienne décède empoisonnée par un bouquet de violettes…
Esther et Athalie, ou la renaissance du chœur
Les deux dernières pièces de Racine, Esther (1689) et Athalie (1691), sont-elles encore des tragédies ? La question reste posée. Toutes deux furent écrites expressément pour les demoiselles du pensionnat de Saint-Cyr, fondé en 1685 par la nouvelle épouse du roi, Madame de Maintenon. Ces pensionnaires, nobles de bonne famille non destinées au couvent, à l’origine, s’étaient d’abord emparé des premières pièces du dramaturge, mais, suite à un scandale causé par une représentation d’Iphigénie, Madame de Maintenon réclama des œuvres mieux adaptées à cette chaste troupe. D’où le choix fait d’abord du sujet d’Esther, alors l’un des plus souvent traités aussi bien par les hommes d’église que par les poètes et les compositeurs : Carissimi, Stradella et Charpentier en avaient fait des oratorios au cours du demi siècle précédant la pièce de Racine, Jacquet de La Guerre en fera une cantate peu de temps après. Il n’est dès lors pas étonnant que l’Esther racinienne se rapproche, dans sa tonalité comme dans sa facture, du genre oratorio : non seulement elle inclut des chœurs entrecoupés de soli destinés à être chantés (la musique en est due à Jean-Baptiste Moreau, maître de musique de Saint-Cyr), ainsi qu’un prologue dévolu à la Piété, mais en outre l’œuvre ne compte que trois actes (comme un opéra italien et non pas cinq comme la tragédie française) et renonce à l’unité de lieu (on passe des appartements d’Esther à ceux d’Assuérus puis aux jardins du palais).
Deux ans plus tard, Athalie, créée d’abord par les mêmes pensionnaires mais avec encore plus de précautions (sans costumes, devant un comité restreint), conserve chœurs et musique mais revient à une facture plus proprement tragique, rétablissant les cinq actes conventionnels ainsi que l’unité de lieu (tout se passe dans le temple de Jérusalem) et évacuant le prologue. Surtout, l’action, ou, du moins, les récits qui la rapportent (le songe d’Athalie, les réminiscences de Mathan, la révolte des Juifs) renoue avec un imaginaire sanglant qui avait été soigneusement évacué d’Esther, ce qui fera d’Athalie la pièce préférée de Voltaire.
En conséquence, la fortune d’Athalie au théâtre a été plus notable que celle d’Esther, et l’ouvrage connut même une vogue inespérée à l’époque romantique : en 1843/45, Felix Mendelssohn en mit en musique les chœurs et intermèdes, envisageant de conserver d’abord les textes originaux français avant de se rabattre sur leur traduction allemande (enthousiasmé, Nietzsche estima qu’ « il serait facile de faire de ces scènes puissantes un véritable oratorio »).
Haendel (1685-1759)
Naissance de l’oratorio anglais
De là à faire chanter l’ouvrage intégralement, il n’y avait qu’un pas, que franchit Haendel au début des années 1730. Le grand Saxon connaît à l’époque des difficultés dans son activité de compositeur et promoteurs d’opéras (italiens) : le public londonien pour lequel il écrit se montre versatile, les interprètes ruineux, les mécènes peu fiables et les dévots critiques. Telles sont quelques unes des raisons qui le poussent à se tourner vers l’oratorio anglais, un genre qu’il invente, en faisant fusionner les formes de l’oratorio italien et de l’anthem anglais.
Esther, qui lui sert de galop d’essai, connaît au moins trois versions successives (en 1718, 1720 et 1732), la dernière seule se réclamant du genre « oratorio ». La première, en revanche, probablement créée chez le Comte Carnavon à Cannons, sous le titre d’Haman and Mordecai, ressortit davantage au mask : c’est-à-dire un petit opéra anglais en un seul acte, prêtant à une mise en scène minimale. Dans cette mouture (qui est celle enregistrée par Hogwood), l’Esther haendélienne - truffée d’emprunts à la Passion de Brockes (1716) du même auteur - se présente d’un seul tenant, en six scènes enchainées, aux dialogues (récitatifs) très concis. Elle respecte plus ou moins le canevas de Racine (notamment le rythme de la première entrevue d’Esther et du roi, et la confrontation finale entre l’héroïne et son ennemi), mais en inversant certains passages (le massacre ordonné par Haman ouvre l’œuvre alors qu’il prenait place à l’Acte II, dans la pièce) et omet l’un des principaux ressorts dramatiques d’origine (le quiproquo forçant Haman à préparer le triomphe de Mardochée alors qu’il croyait préparer le sien). Plus développée, la version de 1732 fait retour aux trois actes raciniens et à la proportion initiale dialogue/chœurs mais s’avère moins originale en termes purement musicaux (on y perd l’extraordinaire anthem final en 8 parties).
Athalia (1733), troisième oratorio anglais dû à la plume de Haendel, adopte d’emblée une structure plus équilibrée et moins expérimentale : les cinq actes de Racine sont réduits à trois et sa quinzaine de personnages à six rôles chantés, tous fortement caractérisés. Certes, l’on peut considérer que les « méchants » voient leurs parties réduites par rapport aux protagonistes, que soutient en outre le chœur. Mais la musique supplée à ce déséquilibre (stupéfiante entrée d’Athalia, ensorcelantes arias de Mathan) et nombre de scènes raciniennes ont été littéralement transcrites – notamment le dialogue décisif entre la cruelle reine et celui qu’elle veut immoler, le jeune Eliacin/Joas, ainsi que le fulgurant dénouement. Néanmoins, on pourra juger que la conversion de la tragédie en oratorio, plus accomplie ici que dans Esther, transforme le propos de façon si radicale que le conflit humain s’efface désormais derrière la dimension collective.
Pour en juger, l’on pourra comparer cette Athalia avec un autre oratorio, italien, cette fois, inspiré de la pièce racinienne, le Joaz composé par Benedetto Marcello en 1726 sur un livret de Zeno : en restreignant la place du chœur, qu’il confine surtout à la conclusion de chacune de ses deux parties, en réintroduisant l’un des personnages raciniens (le peu utile Azaria) et, surtout, en accentuant la dimension rhétorique et, si l’on peut dire, « illustrative » de sa partition, Marcello offre peut-être un ouvrage moins « apollinien » mais plus sanguin que celui de Haendel.
Ces derniers exemples d’adaptation nous montrent Racine annonçant la vogue de l’oratorio tandis que Corneille, lui, anticipait celle de l’opéra dans ses pièces à machines : en définitive, le fait que Racine apparaisse quasiment impossible à respecter sur la scène lyrique marque le divorce entre les genres qui vont se partager les faveurs du XIX° siècle. La « tragédie classique » trouve chez Racine un point de non retour, qui la rend irréductible à toute autre forme : bien davantage que Shakespeare, Voltaire, Beaumarchais, Hugo ou Schiller, Racine a échappé à l’appétit des librettistes.
Olivier Rouvière
(1) « Corneille à l’Opéra » : www.concertclassic.com/article/corneille-lopera-une-influence-decisive
(2)Voir, au sujet des diverses « intrications » amoureuses traitées par l’opéra du XVIII°, l’irremplaçable Cuthbert Girdlestone, La Tragédie en musique considérée comme genre littéraire, Droz, Paris, 1972.
(3) Roland Barthes, Sur Racine, éditions du Seuil, Paris, 1979.
(4) L’école néo-gluckiste a certes suscité un certain nombre d’adaptations plus fidèles à la pièce de Racine, comme cette Phèdre de Lemoyne (1786) dont on nous promet la résurrection ; aucune ne s’est cependant gravée dans les mémoires.
Repères discographiques
(compositeur, titre, chef d’orchestre, éditeur, année d’enregistrement)
Hasse, Cleofide, Christie, Capriccio, 1986
Grétry, Andromaque, Niquet, Glossa, 2009
Rossini, Ermione, Scimone, Erato, 1986
Mozart, Mitridate, Rousset, Decca, 1998
Gluck, Iphigénie en Aulide, Gardiner, Erato, 1987
Cilea, Adriana Lecouvreur, Capuana, Decca, 1962
Rameau, Hippolyte et Aricie, Minkowski, Archiv, 1994
Haendel, Esther, Hogwood, Decca, 1985
Haendel, Athalia, Hogwood, Decca, 1986
Marcello, Joaz, Hammer, ORF, 2007
Mendelssohn, Athalie, Têtu, Koch-Schwann, 1993
Mozart : Mitridate
Les 11, 14, 16, 18 & 20 février 2016
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/saison/opera-mis-en-scene/mithridate?parentTypeSlug=opera
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