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Corneille à l'opéra - Une influence décisive

Première production scénique de la saison du Théâtre des Champs-Elysées, Theodora de Haendel occupe l’affiche pour cinq représentations (du 10 au 20 octobre), dans une mise en scène de Stephen Langridge et avec une distribution comprenant Katherine Watson, Stéphanie d’Oustrac et Philippe Jaroussky. On retrouve William Christie à la tête de ses musiciens et choristes des Arts Florissants.
Théodore, vierge et martyre, « tragédie chrétienne » de Corneille, fait partie des sources de l’ouvrage. C’est l’occasion pour Olivier Rouvière de s’attarder sur cette partition tardive et particulièrement chère au cœur de Handel et, plus globalement sur les nombreux liens de l’auteur du Cid avec l’univers lyrique.

 
 William Christie © Jean-Baptiste Millot
 
Georges Brassens et Tristan Bernard ont fait beaucoup de tort à Corneille en insérant ces vers impertinents dans le poème Marquise :
Peut-être que je serai vieille, répond Marquise, cependant
J’ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, et je t’emmerde en attendant ! 
Depuis, l’on ne veut voir l’immense dramaturge Pierre Corneille (1606-1684) que sous les traits d’un vieillard scrogneugneu et vaguement ringard… On est alors loin du compte : au cours de sa longue vie (qui le verra traverser le règne de Louis XIII, la Fronde et les premiers ans du règne de Louis XIV), Corneille resta toujours à la pointe de l’expérimentation – popularisant sur les scènes françaises les sujets romanesques espagnols, discutant, assouplissant et rationalisant les « règles des (trois) unités », composant et décomposant le cadre de la fameuse « tragédie classique » et anticipant sur la mode de l’opéra.
Pour être tout à fait juste, il faudrait même admettre que l’art lyrique italien et français du XVIII° n’aurait pas été ce qu’il fut sans Corneille.
 
L’influence de cet auteur va jouer sur divers plans, suivant des chemins tortueux, et il n’est pas toujours aisé de la mettre en évidence : elle est aussi complexe à discerner qu’est variée la production cornélienne elle-même, dont nous allons essayer de donner un aperçu très simpliste, afin d’en mieux discerner l’effet qu’elle eut sur ses « imitateurs ».
Tentons notamment de regrouper les 32 pièces écrites par Corneille entre 1629 et 1674 par genres et par thèmes. On y trouve d’un côté, et surtout au début, des comédies (Mélite, La Galerie du palais, La Place royale, Le Menteur) ; de l’autre, le reste du corpus, qu’on répartira arbitrairement entre tragédies à sujet mythologique (minoritaires : Médée, Œdipe), tragédies « romaines » (Horace, La Mort de Pompée, Cinna, Sertorius), tragédies « romanesques » ou « à intrigue », inspirées par le haut Moyen Âge ou le monde oriental (Héraclius, Nicomède, Pertharite, Rodogune, Sophonisbe), pièces « chrétiennes » (Polyeucte, Théodore), « tragi-comédies » à sujets espagnols (Le Cid, Don Sanche d’Aragon) et, enfin, pièces « à machines » (La Toison d’or, Andromède).
A l’exception, peut-être, des comédies - dans ce domaine, l’influence de Molière a été plus déterminante même si de mauvaises langues affirment encore que les meilleures pièces de Molière sont dues à Corneille ! -, tous ces types de drames ont connu une vaste postérité sur la scène lyrique.
Ce dont il faut se souvenir c’est qu’au milieu du XVII°, au moment où Corneille produit le plus, l’Italie ne dispose quasiment d’aucun répertoire théâtral (autre que la commedia dell’arte improvisée), tandis que la France ne connaît pas encore l’opéra : chacun de ces pays va donc importer ce qui lui manque, échange dans lequel Corneille joue parfois le rôle de « courroie de transmission ».
 
Corneille en Italie

Avide de productions dramatiques, l’Italie traduit rapidement les œuvres des auteurs français – Rotrou, Mairet, Scudéry, Quinault, Racine aussi bien que Corneille –, ou, plutôt, les adapte, les transcrivant en « vers blancs » (non rimés mais identifiés par la scansion), les amputant, les truffant parfois d’intermèdes et, surtout, en modifiant le titre de façon à les rendre plus attrayantes : Le Cid devenant Onore contra Amore ; Don Sanche d’Aragon, La vera nobiltà ; Horace, L’Amor della Patria. Le Cid est ainsi connu en Italie dès 1642 (soit six ans seulement après sa création), Rodogune éditée dès 1651 (sept ans après sa création, l’année même de Pertharite), et, dès 1700, paraissent des traductions de Cinna, Don Sanche d’Aragon, Horace et Nicomède.
Ces traductions et adaptations se muent rapidement en livrets, et on peut imputer à l’influence des tragédiens français le changement de tonalité qui affecte l’opéra vénitien des années 1670 : les sujets mythologiques et festifs reculent au profit des thèmes « historiques », préparant ainsi la fameuse « réforme lyrique » de la fin du XVII°.
Ce sont néanmoins les pièces les plus romanesques de Corneille qui sont privilégiées par l’opéra italien. Héraclius (1647), par exemple - dont le héros a été échangé à la naissance avec le fils de son ennemi, le méchant empereur Phocas, de telle sorte que lorsque Phocas voudra se débarrasser d’Héraclius, il manquera de tuer son propre fils ! Cette double usurpation d’identité (sans doute elle-même venue de Calderón) connut un succès foudroyant sur les scènes lyriques, notamment sous le travestissement égyptien proposé par Bernard de Longepierre, puis Apostolo Zeno, à la fin du XVII°, sous le titre de Sésostris (1695), et décliné ensuite sous des appellations d’une infinie variété : Amasis de François-Joseph de Lagrange-Chancel, 1701, I veri amici de Francesco Silvani, 1713, Candace de Domenico Lalli, 1720 (musique de Vivaldi), Nitétis d’Antoine Danchet, 1723, L’Eroe cinese, 1752 puis Nitteti, 1756, de Métastase, et l’on en passe !
Même succès pour l’intrigue orientale de Nicomède (1651, l’une des pièces les plus appréciées de Corneille et la première qu’ait jouée Molière devant Louis XIV), qui voit un père, manipulé par sa seconde épouse, tenter de déshériter son fils aîné (Nicomède), au profit du cadet. L’on retrouvera des traces de ce texte (mêlées à celles du Cosroès de Rotrou) dans deux livrets fameux : l’Ormisda (1721) d’Apostolo Zeno et le Siroe de Pietro Metastasio (1726, entre autres mis en musique par Haendel, deux ans plus tard, puis par Vivaldi, et Hasse à plusieurs reprises).
 

Métastase © DR
 
Corneille chez Métastase

Entre 1690 et 1720, Zeno et Métastase entreprennent une « réforme » de l’opéra italien visant à l’aligner sur l’esthétique « classique » française : éviction des machines, des scènes comiques et du merveilleux, respect des unités de temps et d’action, attention portée à la « vraisemblance », rejet des actions violentes hors de scène et assainissement des mœurs, etc. Si Zeno avoue assez publiquement sa dette à l’égard de Corneille, Métastase évite de le faire – sans doute parce qu’il estime avoir suffisamment modifié les sujets empruntés au Français, d’ailleurs plus ou moins tombés dans le domaine public.
Pourtant, que de pillage !
Non seulement Artaserse (plus de cent fois mis en musique, entre autres par Vinci, Hasse, Leo, Graun, Terradellas, Jommelli, Sarti, Piccinni, Myslivecek) introduit une situation manifestement venue du Cid, Demetrio s’inspire de Pulchérie, Siroe de Nicomède, La Clemenza di Tito (Galuppi, Gluck, Mozart) de Cinna autant que de Tite et Bérénice ; mais, en outre, Métastase n’hésite pas à traduire mot pour mot certaines fameuses tirades cornéliennes.
On retrouve ainsi dans Catone in Utica (1728) une déclaration faite par le héros de Sertorius (1662) : « Je n’appelle plus Rome un enclos de murailles… Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis » (III, 1) - devenue : « Roma non sta fra quelle mura / Son Roma i fidi miei, Roma son io», (II, 2 ; à écouter par exemple dans la version de Vivaldi). Et dans Artaserse (1730) une maxime empruntée à Tite et Bérénice (1670) : « Nous mourrons à toute heure et dans plus doux sort/Chaque instant de la vie est un pas vers la mort » (V, 1) -  devenue : « Ogni momento è un passo /Che al termine avvicina, e dalle fasce/ Si comincia a morir quando si nasce » (II, 2). (1)
Zeno et Métastase ayant tenu successivement (et durant plus de 70 ans en tout) le poste privilégié de poète impérial de la Cour de Vienne et leurs livrets ayant été, durant ce temps, repris et traduits dans l’Europe entière (et jusqu’au Nouveau Monde), la dramaturgie française s’est vue universellement diffusée par leur intermédiaire, tout l’opéra séria du XVIII° résonnant ainsi d’échos épars de la tragédie cornélienne.
 

Haendel © DR

Corneille et Haendel

Prenons l’exemple de Haendel, compositeur allemand essentiellement actif en Angleterre, dont on sait qu’il se tint plutôt à l’écart de la mode de l’opéra séria telle qu’elle était cultivée sur le continent - lui-même, pourtant, n’échappe pas à la nébuleuse cornélienne.
Certains de ses opéras s’inspirent assez lointainement de notre auteur : Flavio (1723), par exemple, tiré d’un livret vénitien, ne fait que reprendre la situation du Cid mais non les personnages ni le contexte historique (le héros, Guido, a tué le père de sa fiancée, Emilia, parce que celui-ci avait offensé, par jalousie, son propre géniteur ; en représailles et malgré son amour, Emilia demande à Flavio, roi des Lombards, la tête de son bien-aimé).
En revanche le célèbre Giulio Cesare, composé l’année suivante (1724), reste proche de sa source, La Mort de Pompée (1643), l’une des plus fameuses tragédies de Corneille (dans laquelle est cependant introduit le juvénile rôle de Sesto, tandis que ceux de Marc-Antoine et de Lépide s’en voient exclus).

Quant à la divine Rodelinda (1725) – qui compose avec Giulio Cesare et Tamerlano (lui aussi inspiré d’une tragédie française, de Pradon, celle-là), la « trilogie » la plus populaire de Haendel –, non seulement elle suit pas à pas la structure de Pertharite (1651), mais, en outre, elle l’améliore, grâce à l’excellente adaptation du librettiste Antonio Salvi, qui a su gommer les faiblesse de cette pièce mal reçue en son temps (par exemple, chez Haendel/Salvi, le héros Bertarido entre en scène presque dès le début, alors que, chez Corneille, Pertharite ne paraissait qu’à l’Acte III). Même si Haendel a su, comme Rameau, composer de ravissantes musiques sur des sujets ineptes, les exceptionnelles qualités musicale et dramatique de Rodelinda prouvent qu’une pièce puissante transcendait son inspiration. Notons que là encore, en dépit des nombreux prismes à travers lesquels le sujet est passé (le livret de Salvi, l’opéra de Perti qui en avait été tiré, la révision du texte par Francesco Haym, etc.), nombre de vers cornéliens restent fidèlement traduits dans la version finale (par exemple, la pique lancée par Rodelinde à Garibalde, à la scène 2 de l’Acte III de la pièce : « Dis-lui, puisqu’il le faut, qu’à l’hymen je m’apprête /Mais fuis-nous s’il s’achève et tremble pour ta tête », a donné l’air n° 10 de Rodelinda « Morrai, si », II, 8).

Maquette d'Alison Chitty pour la scène finale de Theodora au TCE © Alison Chitty
 
Theodora

L’ascendance cornélienne de Theodora est plus lointaine. Il faut dire qu’ici, nous changeons de genre, passant de l’opéra à l’oratorio anglais, une forme que Haendel avait plus ou moins forgée de toute pièce afin de flatter son pays d’accueil (dont il emploie enfin la langue et ranime la tradition chorale), mais aussi de fuir les excès de l’art lyrique italien (ses mises en scène, castrats et divas dispendieux). Même si tous les sujets d’oratorio de Haendel ne sont pas religieux (voir, par exemple, ceux d’Hercules et de Semele), ils restent d’une linéaire simplicité : plus question, dans ce cadre, de multiplier les intrigues tortueuses mais plutôt de filer une parabole morale que puisse commenter le chœur.
Theodora (1750), l’avant-dernier oratorio de Haendel, celui pour lequel il afficha le plus de tendresse (en dépit de son insuccès) est aussi le seul, avec Messiah, à s’intéresser à un thème chrétien, et non plus seulement biblique.
Il l’emprunte surtout à un roman dévot du chimiste, physicien et philosophe « naturaliste » Robert Boyle, dont le titre résume le contenu : Love and religion demonstrated, or The Martyrdom of Theodora and of Didymus (1687). Ce texte à la fois simpliste et lourdement didactique se prêtait que mal à la forme dramatique : le librettiste de l’oratorio, Thomas Morell, eut donc aussi recours, pour le dynamiser, à la « tragédie chrétienne » de Corneille Théodore, vierge et martyre (1645).
Cette tragédie avait elle-même été mal reçue, les Jansénistes ayant notamment reproché à Corneille d’y faire allusion à la prostitution ! En effet, l’héroïne, la princesse d’Antioche Théodore, y est livrée (hors scène) aux appétits des soldats romains par le gouverneur Valens ; mais son honneur est sauvé par Didyme qui, sous prétexte de jouir le premier de ses faveurs, s’introduit dans la maison close, échange avec elle ses vêtements et lui permet de s’échapper. Néanmoins, pour épargner à Didyme une exécution barbare, Théodore se livre à nouveau à Valens, qui condamne les deux Chrétiens à mort.
Corneille ne voulait pas répéter dans Théodore l’intrigue de Polyeucte, né quatre ans plus tôt. Ce n’est donc pas tant le fait qu’elle soit chrétienne qui condamne Théodore que l’amour que lui porte Placide, fils de Valens. Or, Placide est destiné à épouser la fille de Marcelle, la seconde épouse du gouverneur – personnage de « méchante » haut en couleurs comme savait les trousser Corneille. Dans sa tragédie, le martyre de Théodore et de Didyme n’est donc qu’un épiphénomène de la haine opposant Marcelle à Placide (qui meurent aussi tous deux !).
Rien de cette trame principale n’a été conservé dans l’oratorio de Haendel, où Placide et Marcelle disparaissent (au profit des rôles plus « moraux » d’Irene et de Septimius, qui sont presque des coryphées). Si, chez Corneille, Didyme n’intervenait que brièvement (dans 5 scènes des deux derniers actes), il devient le protagoniste masculin du livret haendélien en s’enrichissant de traits empruntés à Placide. Tandis que Valens perd de son importance : puisqu’il n’a plus à louvoyer entre son épouse et son fils, son « conflit cornélien » se voit reporté sur Septimius, à qui est confiée la persécution des Chrétiens (dans le roman de Boyle, Septimius se convertit à son tour, à la fin). Dans l’oratorio, tout se focalise désormais sur la conversion de Didymus au christianisme et sur l’amour « pur » qui le lie à Theodora. Cependant, les deux principaux coups de théâtre de la pièce (Didyme se substituant à Théodore dans sa prison ; le retour inopinée de Théodore) sont conservés et même, contrairement à ce qui advenait chez Corneille, « représentés ».
Il y a d’ailleurs là une ambiguïté puisque, rappelons-le, l’oratorio n’est pas censé être mis en scène. C’est d’ailleurs pourquoi le révérend Morell s’est permis de mentionner le scabreux échange de vêtements de la scène 5 de l’Acte II : il ne pensait pas que celui-ci pût être jamais véritablement joué !
Ce sont justement aujourd’hui ces situations fortes qui engagent les scénographes à se tourner vers la Theodora de Haendel, avec cette difficulté d’avoir à « illustrer » une dramaturgie prioritairement mentale, intérieure. Peter Sellars en a tiré un prodigieux spectacle à Glyndebourne, en 1996 ; on est impatient de voir ce qu’en fera prochainement  de Stephen Langridge au Théâtre des Champs-Elysées ...
 
Quelques adaptations tardives

Vers la fin du XVIII° siècle, comme on s’en doute, l’influence de Corneille sur la scène lyrique va en s’estompant. Les pièces « romanesques » ou « à intrigue » perdent de leurs attraits aux yeux des librettistes et seules survivent les sévères tragédies « romaines » ou « chrétiennes ». Par exemple, Horace (1640) - via la fameuse toile de Jacques-Louis David (1784) - bénéficie de la vogue néo-classique, donnant lieu à quelques-uns des derniers opéras sérias de l’histoire : Gli Orazi e i Curiazi (1796) de Domenico Cimarosa et Orazi e Curiazi (1846) de Saverio Mercadante.
L’auteur de ce dernier livret, le célèbre Napolitain Salvatore Cammarano (surtout connu pour être aussi celui de Lucia di Lamermoor et d’Il Trovatore !), offre huit ans plus tôt à Gaetano Donizetti une adaptation en quatre actes de Polyeucte : mais ce Poliuto (1838) composé sur mesures pour le ténor Adolphe Nourrit sera refusé par la censure de Naples et, du vivant du compositeur, ne verra le jour que dans sa mouture française, intitulée Les Martyrs (créée en 1840 – par le rival de Nourrit, Gilbert Duprez).
Trente ans plus tard, Jules Barbier et Michel Carré (les librettistes de Faust et des Contes d’Hoffmann) tirent encore de Polyeucte un livret plus fidèle à Corneille, pour un grand opéra en cinq actes (1878) qui occupe Charles Gounod pendant près de dix ans – il ne connaît aucun succès ; seul l’air principal du protagoniste hante aujourd’hui les mémoires et il faut noter que ce « Source délicieuse » reprend fidèlement quelques stances de la pièce.
Citons encore parmi les œuvres échappées à l’oubli un autre « grand opéra », celui-ci récemment exhumé à la Bastille : Le Cid de Jules Massenet (1885), ouvrage extraverti en cinq actes et dix tableaux écrit pour le ténor Jean de Reszké, qui cite lui aussi textuellement quelques vers de Corneille parmi les plus populaires (« Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie ! », « Rodrigue, as-tu du cœur ? », etc.)
 
Corneille et les débuts de l’opéra français

Nous avons jusqu’ici signalé les principaux sujets de pièces cornéliennes empruntés par l’opéra ; mais nous ne pouvons pas quitter le dramaturge sans signaler le rôle pionnier qu’il tint dans l’élaboration même du genre opéra.
Comme le savent la plupart des lyricomanes, le cardinal Mazarin, qui était italien, tenta à plusieurs reprises d’acclimater en France l’art lyrique de son pays. Après avoir fait reprendre divers ouvrages créés sur la Péninsule, il se résolut à inviter directement des Italiens à la cour et à leur commander des œuvres originales. En 1646, il frappa un grand coup avec le fastueux Orfeo à Luigi Rossi : cette gigantesque « tragi-comédie en musique et vers italiens, avec changement de théâtre et autres inventions jusqu'alors inconnus en France » (22 rôles, 14 tableaux) ennuya beaucoup le public, qui la rebaptisa « Morphée », ainsi que le petit Louis XIV, alors âgé de neuf ans. Mais les splendides décors et machines du « magicien » Giacomo Torelli furent très appréciés. C’est pourquoi Mazarin résolut de les réutiliser, mais cette fois au sein d’un spectacle français : à cette fin, il commanda deux ans plus tard  à Corneille la tragédie à machines Andromède, inspirée des Métamorphoses d’Ovide mais aussi de l’Andromeda de Manelli et Ferrari (le premier opéra vénitien, créé en 1637).

Dans sa préface, le dramaturge se félicite de la nouveauté de ce spectacle : « chaque acte, aussi bien que le prologue, a sa décoration particulière et du moins une machine volante, avec un concert de musique (…) mais je me suis bien gardé de rien faire chanter qui fût nécessaire à l’intelligence de la pièce. Il n’en va pas de même des machines, qui ne sont pas dans cette tragédie comme des agréments détachés ; elles en font le nœud et le dénouement et y sont si nécessaires, que vous ne sauriez en retrancher aucune que vous ne fassiez tomber tout l’édifice.» Donnée en pleine Fronde, Andromède n’eut pas tout le retentissement escompté ; mais elle ne passa cependant pas inaperçue : en effet, en 1682, Lully et Quinault en proposèrent une sorte de remake - cette fois entièrement chanté - avec leur Persée

Mais revenons au milieu du XVII°. Mazarin n’est alors pas le seul à être féru de lyrisme italien : Alexandre de Rieux, marquis de Sourdéac, invite lui aussi des comédiens transalpins (dont certains influencent l’œuvre naissante de Molière et la future troupe de la Comédie française), se pique de construire des machines théâtrales et décide même de concurrencer le premier ministre français en commandant à Corneille, en 1656, une nouvelle pièce mêlée de musique, Les Amours de Médée. Celle-ci, devenue (La Conquête de) la Toison d’or, ne verra cependant le jour qu’en 1660, dans l’une des résidences du marquis (le château normand de Neubourg), alors que, dans la capitale, Mazarin, de son côté, pour fêter le mariage de Louis XIV, presse Francesco Cavalli d’achever son Ercole amante.
« M. le marquis de Sourdéac fit en 1660 représenter dans son château de Neubourg, une pièce de machines intitulée La Toison d’Or, que composa M. Corneille l’aîné. M. de Sourdéac prit le temps du mariage de S. M. Louis XIV pour faire une réjouissance publique de la représentation de cette pièce, et outre tous ceux qui étaient nécessaires pour l’exécution de ce dessein, qui furent entretenus plus de deux mois à Neubourg à ses dépens, il traita et logea dans son château plus de cinq cents gentilshommes de la province, pendant plusieurs représentations que la troupe du Marais y donna de cet ouvrage » lit-on dans l’Histoire de l'Académie royale de musique.
A nouveau, on décèle ici quelques influences de l’opéra italien (notamment du Giasone de Cavalli), mais l’accent est davantage mis sur la machinerie que sur la musique (2) : on voit notamment à l’Acte IV l’Amour traverser le théâtre en volant « ce qui n’a point encore été pratiqué en France de cette manière », précise Corneille, et deux Fils de Borée combattre Médée sur son dragon. Le Prologue, mettant en scène la France, la Victoire, la Paix et la Discorde influencera tous les futurs prologues de tragédie lyrique.

Lully © DR
 
Psyché & Co

Ce goût pour le merveilleux, le magique, la fantasmagorie culmine dans une troisième pièce à laquelle Corneille met la main : Psyché (1671), tragédie-ballet commandée cette fois par Louis XIV – en partie pour « rentabiliser » la dispendieuse et peu pratique Salle des machines des Tuileries, construite exprès pour les représentations d’Ercole amante, ainsi que les décors de ce dernier opéra.
On lit en tête de la première édition : « cet Ouvrage n'est pas tout d'une main. M. Quinault a fait les Paroles qui s'y chantent en Musique, à la réserve de la Plainte Italienne. M. de Molière a dressé le Plan de la Pièce, et réglé la disposition, où il s'est plus attaché aux beautés et à la pompe du Spectacle qu'à l'exacte régularité. Quant à la Versification il n'a pas eu le loisir de la faire entière. Le Carnaval approchait, et les Ordres pressants du Roi l'ont mis dans la nécessité de souffrir un peu de secours. Ainsi il n'y a que le Prologue, le Premier Acte, la première Scène du Second et la première du Troisième, dont les Vers soient de lui. M. Corneille a employé une quinzaine au reste ; et par ce moyen Sa Majesté s'est trouvée servie dans le temps qu'elle l'avait ordonné ».

On voit poindre ici l’astre de Lully, qui écrit la partition : à la même époque, le rusé florentin rachète le privilège de l’Académie royale de musique, monopolisant de fait les droits de représenter des pièces chantées - un an plus tard paraît la première tragédie-lyrique du couple Lully/Quinault, le premier opéra français officiel : Cadmus et Hermione (1673)... Quant à Psyché, son histoire ne s’arrête pas là : le succès de ce spectacle baroquissime trouve un écho dans l’Angleterre de Charles II (roi dont l’adolescence s’était déroulée, en exil, à la cour de France), où les premières tentatives d’art lyrique font également leur apparition. Une Psyche anglaise (livret de Thomas Shadwell, musique de Matthew Locke), dotée elle aussi de dialogues parlés, est montée par une compagnie privée dès 1675, et donnée deux fois, avec grand succès, devant Charles II. Cette production offre une première esquisse de ce qui deviendra la forme opératique la plus fréquente en Angleterre, le semi-opera. Par la suite, le thème et la trame de Psyche vont influencer le grand dramaturge William Congreve, qui en tirera sa Semele, mise en musique (mais non représentée) par John Eccles en 1707 ; et on sait que cette Semele deviendra enfin un extraordinaire oratorio sous la plume de Haendel en 1744 !

En France, Psyché passe du statut de pièce avec intermèdes musicaux à celui de « véritable opéra » en 1678, alors que Thomas Corneille, le frère de Pierre, en réécrit le texte pour une nouvelle version lulliste. De dix-neuf ans le cadet de Pierre, ce même Thomas, lui aussi dramaturge fameux, penche de plus en plus volontiers vers l’art lyrique : en 1679, il fournit à Lully le livret de Bellérophon et, en 1693, après la mort de Lully, celui de Médée (inspiré de la tragédie de Pierre !) à Charpentier.
Si, comme le remarque Romain Rolland, « d’elle-même, la tragédie française marchait vers l’opéra ; ses dialogues balancés, ses périodes cadencées, ses phrases qui se répondent, ses nobles proportions, la logique de ses développements, se prêtaient naturellement à l’eurythmie » (3), on voit tout ce que l’opéra française, la fameuse « tragédie lyrique », qui va perdurer au moins jusqu’à Gluck, voire, après, jusqu’à Spontini et Meyerbeer, doit à la dramaturgie de(s) Corneille.
Comme, par ailleurs, l’opéra séria et, même, le mask anglais se sont abreuvés à cette source, il n’est pas exagéré d’affirmer que Corneille a fait partie, sans le savoir, sans le vouloir, des fondateurs de l’art lyrique européen …
 
Olivier Rouvière

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(1) Dans le domaine de la théorie théâtrale, Métastase fit aussi écho à Corneille, donnant une suite aux Trois discours sur le poème dramatique (1660) avec son Examen de l’Art poétique d’Aristote (achevé vers 1770).

(2) Celle-ci, qui comprend notamment un Chœur des Sirènes et des Stances pour Orphée, a parfois été attribuée à Lully. Celle d’Andromède est due à Charles Coypeau, dit d'Assouci ou Dassoucy (1605 -1677), rival de Charpentier.

(3) L’Histoire de l’opéra en Europe avant Lulli et Scarlatti, éditions Thorin, Paris, 1895, p. 261.

Photo © DR

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