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Qu’est-ce que ... la basse continue ?

 
A l’opéra, dans les salons, à l’église, partout en Europe pendant plus d’un siècle et demi, la basse continue fut omniprésente et incontournable. Sur tous les manuscrits, sur toutes les partitions, elle marqua la musique de son indispensable présence, avant de disparaître vers 1775, victime d’un changement d’esthétique musicale.

Sténographie musicale

Pourquoi la basse continue a-t-elle connu une telle longévité et surtout pourquoi un si grand succès ? D’abord parce que son apparition est intimement liée à la naissance de l’opéra ; ensuite parce que la basse continue est une aide précieuse pour les musiciens. Il s’agit d’un système de notation sommaire – on a parlé de sténographie musicale – mais d’une richesse potentielle impressionnante. Comme est impressionnante la liste des noms qu’elle prend selon les langues. En Italien, basso continuo, basso per l’organo, basso continuato, basso seguente, ou bassus generalis ; en allemand, Generalbass ou Begleitung ; en anglais, thorough bass ou figured bass. La simplification s’impose donc et cette manière particulière d’accompagner est souvent dénommée continuo ou BC.

Marco Ricci (1676-1730) ; répétition d'un opéra © DR

Soutien et précieux enrichissement

Pourquoi un tel nom d’ailleurs ? Parce que la partie de basse instrumentale se fait entendre tout au long de la pièce, qu’elle accompagne un chanteur ou un dessus instrumental (violon, flûte, hautbois…). Associée à des instruments qui renforcent la ligne de basse (basson, viole de gambe, violoncelle, contrebasse…), la basse continue proprement dite est confiée à des instruments polyphoniques (luth, clavecin, harpe, orgue…). C’est à eux qu’il revient de compléter l'harmonie. On parle alors de réalisation. Les besogneux du continuo se contenteront d’un simple remplissage. Les musiciens doivent improviser, parfois prima vista, un accompagnement plus ou moins élaborée, selon leur goût ou leur technique. Il peut s’agir de simples accords ou de fragments de mélodie dans l’esprit de la pièce. La basse continue est donc à la fois un soutien indispensable et un enrichissement précieux de l’œuvre. C’est la liberté (de l’interprète) dans la contrainte (imposée par le compositeur). La chose et son contraire en somme. Une idée toute baroque !
 

Lodovico Vidana : page de titre de " Li Centi Concerti" © DR

Une pratique étroitement liée à l’apparition de l’opéra

L’apparition de la basse continue est intimement liée la naissance de la monodie accompagnée et du récitatif, autrement dit de l’opéra. Ce fut en son temps une véritable révolution musicale. Jusqu’au début du 17e siècle en effet, la basse a la même fonction que le soprano, l’alto et le ténor. Ni plus ni moins. Elle contribue à la polyphonie et participe au contrepoint. C’est beau, parfois confus et cela se fait au détriment de la compréhension du texte. Au tournant des années 1600, porté par trois compositeurs italiens, Jacopo Peri, Giulio Caccini et Emilio de’ Cavalieri, un nouveau langage, le stile rappresentativo, voit le jour sous le doux ciel de Florence. C’est la voix soliste qui va devenir l’objet de toutes les attentions des compositeurs et non plus le chœur dont le nombre important des voix et la polyphonie sont jugés trop complexes. La présence d’un ou plusieurs instruments s’impose pour accompagner ce soliste, pour le soutenir.  La basse continue vient de naître.
 
Une floraison de traités

L’engouement est tel pour ce nouveau langage musical que rapidement des traités sont publiés, certains uniquement consacrés à la basse continue : Breve regola per imparar’ a sonare sopra il basso (1607) de Francesco Biancardi, Del sonare sopra’l basso con tutti li stromenti (1607) d’Agostino Agazzari et Regola facile e breve per sonare sopra il basso continuo de Galeazzo Sabbatini, (1628). Sans compter d’autres ouvrages qui abordent le sujet, comme L’organo suonarino (1611) d’Adriano Banchieri ou Syntagma musicum III (1619) de Michael Praetorius. Mais l’écrit le plus important est sans doute la préface de Lodovico da Viadana pour ses Cento concerti con il basso continuo (1602). Pas tant parce que Viadana prétend s’attribuer la paternité de la création de la basse continue ; mais parce que ce texte nous donne de précieuses indications sur la manière de réaliser un continuo au début du XVIIsiècle, et notamment le deuxième point. « L'organiste doit jouer simplement la partition, particulièrement avec la main inférieure et même s'il veut faire quelque mouvement de la main supérieure, comme fleurir les cadences, ou quelques passage approprié, il doit jouer de manière à ce que le chantre ou les chanteurs ne soient jamais couverts ou dérangés par trop de mouvements » (1). Du soutien et de la discrétion ! Le continuiste n’est pas un soliste, qu’on se le dise. Les traités (fort nombreux), commentaires et préfaces des ouvrages parus au cours des XVIIe et XVIIIe siècles insistent d’ailleurs sur ce point, ce qui laisse entendre que trop d’accompagnateurs aimaient « fleurir les cadences » avec excès.
 

© DR

Chacun son style

La basse continue ayant conquis toute l’Europe, il ne faut pas en déduire qu’il n’existe qu’une seule manière d’accompagner. Chaque pays a son goût propre. La France a le sien, l’Italie également, l’Allemagne évidemment. La manière de réaliser  dépend donc autant du caractère spécifique de la pièce que de la connaissance des différents styles. Être continuiste en 2022 c’est donc posséder un savoir énorme pour être dans l’esprit de la pièce que l’on accompagne. La basse continue de François Couperin n’est pas celle de Dietrich Buxtehude ; celle de Jan Dismas Zelenka n’est pas celle de Henry Purcell.
 

Jacques Boyvin : Traité abrégé de l'accompagnement pour l'orgue et le clavecin © DR

Un système de chiffrage

Cette connaissance est essentielle mais insuffisante. Il faut en effet « connaître le contrepoint, ou au moins pouvoir chanter de manière sûre et entendre les intervalles, les tempi, lire dans toutes les clefs, savoir résoudre les dissonances sur les consonances, reconnaître les tierces et les sixtes majeures et mineures, ainsi que les autres choses similaires » (2). En un mot, il faut savoir composer soi-même. A défaut d’être compositeur, le continuiste doit être capable d’utiliser les indications fournies par le compositeur. Et c’est là qu’entre en jeu un système de chiffrage déroutant au premier abord.  « Les petits nombres qui sont indiqués sur les notes du basso continuato à jouer signalent la consonance ou la dissonance correspondant au nombre : ainsi, 3 indique la tierce, 4 la quarte et ainsi de suite » (3). Dans les premiers temps de la basse continue, ce système ingénieux est souvent expliqué pour aider les musiciens découvrant ce nouveau système : « L’harmonie des parties qui récitent la présente Euridice est donc régie par un basso continuato sur lequel j’ai signalé les quartes, les sixtes et les septièmes, les tierces majeures et mineures les plus nécessaires, m’en remettant, pour le reste à adapter la réalisation des parties intermédiaires à leur place, au jugement et à l’art de celui qui joue » (4). Il arrive aussi que le compositeur ne chiffre pas la composition et c’est donc à l’interprète qu’il revient de faire le travail en analysant la partition mesure par mesure et parfois, si l’harmonie de la pièce est complexe, note par note.
Expliquée ainsi, la basse continue semble être d’une grande complexité. Mais à force de travail et avec du goût, il est sans doute possible d’arriver au résultat souhaité par Carl Philipp Emanuel Bach : « jouer avec discernement… avec tantôt une harmonie pleine, tantôt au contraire peu de voix, dans le style sévère comme dans le style galant, d’après une basse trop haut ou trop peu chiffré, ou encore d’après une basse qui ne l’est pas du tout ou dans les chiffres sont tout à fait erronés » (5).
Reste un point mystérieux qui ne s’apprend pas : « Ceux qui entendent la basse continue ne sont pas pour cela également bons accompagnateurs. La basse continue s’apprend par règles et l’accompagnement par l’expérience et principalement par un sentiment fin et sûr »(6). Pas de basse continue réussie sans le « je-ne-scais-quoi qui plait » (7), sans le fameux bon goût dont la définition reste aujourd’hui encore à trouver.

Une attestation signée Bach

Et Jean-Sébastien Bach dans tout ça ? Il n’a écrit aucun traité sur le sujet, s’en tenant à son grand principe: tout est dans sa musique. Il ne faut pas chercher ailleurs. Le chiffrage de ses basses continues peut être totalement absent  ou au contraire d’une extrême richesse. Sa manière de réaliser est connue : « Quiconque veut savoir ce que signifie la délicatesse dans la basse continue et le bon accompagnement n’a qu’à prendre la peine d’entendre ici même notre maître de chapelle Bach qui accompagne d’une basse continue chaque solo de telle manière qu’on croirait qu’il s’agit d’un concerto et que la mélodie qu’il joue de la main droite a déjà été composée auparavant » (8). Lorenz Christoph Mizler a été chanceux d’entendre Bach tenir le continuo, car son goût le portait davantage à jouer la partie d’alto ou de violon. La basse continue était plutôt confiée à ses élèves qui bénéficiaient d’une solide méthode d’enseignement « Il ne commençait point, comme les maîtres de musique de son temps, par enseigner de secs et inutiles contrepoints… Il les mettait de suite à travailler la composition à quatre parties sur une basse continue » (9). Après des années d’effort, on pouvait alors espérer quitter le maître avec une attestation qui valait de l’or : « Il s’est fait instruire spécialement par moi dans l’art du clavier, à la basse continue et aux règles fondamentales de la composition qui en découlent »(10). Tout ce travail pour parfois se retrouver face à une partition avec cette mention décourageante : tasto solo, autrement dit pas d’harmonie, pas de basse continue !
 
Thierry Geffrotin

 
(1) Lodovico de Viadana, Cento concerti con il basso continuo, 1602
(2) Agostino Agazzari, Del Sonare   Basso Con Tutti Li Stromenti E Dell' Uso Loro Nel Conserto, 1607.
(3) Emilio del Cavaliere, Rappresentatione di Anima, et di Corpo, 1600.
(4) Giulio Caccini, Euridice, 1600.
(5) Carl Philipp Emanuel Bach, Essai sur la vraie manière des jouer des instruments à clavier, 1753.
(6) Johann Joachim Quantz, Essai d'une méthode pour apprendre à jouer de la flute traversière avec plusieurs remarques pour servir au bon goût dans la musique…, 1752
(7) Germain Boffrand Livre d’architecture, 1745.
(8) Lorenz Christoph Mizler, Musikalische Bibliothek, 1740-1743.
(9) Johann Nikolaus Forkel, Sur la vie, l’art et les œuvres de Jean-Sébastien Bach, 1802.
(10) Attestation de Bach pour son élève F. G. Wild 18 mai 1727, in Bach en son temps, 1982.

Photo - Couperin : Première Leçon de Ténèbres © DR

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