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Prométhée de Martin Harriague à l’Opéra Grand Avignon – Le Feu sacré – Compte-rendu

 
 
Décidément, Prométhée marque des tournants : outre le mythe antique que l’on sait, celui d’un civilisateur qui tel Abraham ou Bacchus, apporte aux hommes une meilleure connaissance du monde et de leurs possibilités, notamment en volant et en leur donnant le feu, ce trésor caché par les dieux, il fut aussi à l’origine de grandes réalisations scéniques et musicales, auxquelles Martin Harriague (1), directeur du Ballet de l’Opéra Grand Avignon, vient d’apporter sa pierre.

 

Martin Harriague © M.H. 

Un fou de danse
 

L’air simple, souriant, modeste, aux antipodes d’un créateur à grosse tête, Harriague, avec sans doute une idée à la minute, est un possédé de la danse : il l’a pratiquée jusqu’à en perdre haleine, cherchant sans cesse le sens du mouvement, vagabondant de son pays basque natal au Ballet de Marseille, puis des Pays Bas vers Israël, où la Kibbutz Contemporary Dance Company a dû lui apprendre le sens du collectif et du plein air. Et rapidement, il a su montrer qu’il était capable de chefs d’œuvre comme le magnifique Sirènes, ou son duo Crocodile,  créé l’an passé au Temps d’Aimer de Biarritz (2), ainsi que de méditations d’une modernité provocante, de satires comme son récent America, flèche décochée au monde de Donald Trump. Il prouve cette fois, avec ce Prométhée, qu’il sait construire, élaguer dans l’excès des allusions historiques, faire des choix dans les modes d’expression, trouver un axe, ce qui est ô combien difficile quand on est pris par une inspiration débordante.

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© Christophe Bernard

 
La danse au pinacle 
 
Accueil véritablement frénétique du public avignonnais, avec un enthousiasme de jeunes frisant l’hystérie, ambiance de joie communicative, après la descente dans un sujet qui ne l’est pas tellement !Mythe initiatique d’un grand sacrifié de l’histoire, puisque dévoré par un aigle et renaissant à chaque fois, le titan Prométhée allait se retrouver sous la plume d’un autre géant , Beethoven, lequel composa ici son unique ballet à la demande de Salvatore Vigano, alors maître de ballet des Théâtres impériaux. Mais sa passion pour les mythes, la lecture du Prométhée de Goethe,  ses désirs du monde meilleur rêvé par Schiller, et sans doute la montée en puissance de celui qui fut un temps son héros, un certain Bonaparte, l’emportèrent : ce qui en 1801, permit un triomphe viennois à ces Créatures de Prométhée, que Vigano reprit quelques années plus tard à Vienne, en y ajoutant notamment des extraits de Haydn.

 
Un peu d’histoire
 
Date encore puisqu’un autre titan, de la danse cette fois, Serge Lifar, s’empara de la partition et de l’histoire pour en tirer un ballet dont le succès novateur lui valut de devenir directeur de la troupe de l’Opéra de Paris, après sa création, le 29 décembre 1929 : « un monde qui, à travers moi, aspirait à voir un art reprendre ses droits en affirmant sa vitalité, son actualité, sa vérité », une phrase signée Lifar ! On croirait lire quelque artiste engagé d’aujourd’hui, l’arrogance en moins, quand il s’agit de notre chorégraphe, et c’est ce message que font passer, avec une habileté et un charme inouï, Harriague et son complice, le compositeur Fabien Cali (3), qui a su mêler aux envolées de Beethoven, des incises, des modelages, des diversions, qui surprennent sans choquer, menant subtilement vers d’autres chemins d’écoute.
Un délice que cette façon d’avoir fait un enfant à la partition vénérée, et une réussite peu fréquente, les chorégraphes contemporains se contentant généralement de faire alterner quelque aria de Bach, quelque adagio de Mahler ou quelque fragment de Vivaldi avec un tintouin électronique, des grognements et des bruitages. Ici les deux jeunes créateurs se montrent à la fois démiurges et amoureux d’un patrimoine qu’ils célèbrent à leur façon piquante. Ce n’est pas pour rien que Cali est compositeur en résidence à l’Orchestre national Avignon-Provence !

 

© Christophe Bernard

 
Corps parlants
 
Mais il nous faut parler de la façon dont Harriague attaque Prométhée : les créatures initiales sont sur deux lits, manipulées, et peu à peu, elles émergent du néant, de simples formes devenant vie. Petits mouvements saccadés, plus souples à mesure que la respiration  circule. Puis arrivent Prométhée et son injonction à la danse : la petite troupe se fait alors bondissante, fiévreuse, tendue, avec de superbes entrelacements, une  véritable explosion de muscles puissants, de poitrines palpitantes, de battements de bras étonnants, d’écoute aussi lorsque le héros, magnifiquement incarné par le Biélorusse Kiryl Matantsau, sollicite ses créatures, les anime et surtout s’en va dans la fente lumineuse du fond de scène chercher le feu . Les images les plus contrastées, les plus imaginatives se succèdent, parcourant le temps et l’espace : du tableau façon vases grecs, où des silhouettes casquées (malins costumes de Mieke Kockelkorn) défilent, dominées par un Zeus portant foudre, à une fabuleuse séquence de percussions, apparemment produites par les danseurs (le relais sonore n’est pas loin) et qui ne sont pas sans évoquer les tambours japonais, corps frappant le sol avec une énergie primitive, mais sans aller jusqu’au débordement de la transe. Pour évoquer le cruel mythe du faucon dévorant le foie de Prométhée enchaîné, une silhouette passe de temps en temps en fond de scène, tenant une buse, façon de rappeler les repères sans en imposer l’atrocité. Finalement, si l’on a compris le propos, Prométhée finit argileux, comme ses créatures, et l’accueil fait par l’humain primitif aux innovations qu’il lui a apportées se prolonge étonnamment dans la salle, qui l’accueille à grand cris, comme si le message du ballet n’en finissait pas de se diffuser.

 

© Christophe Bernard

 
Beethoven en surplomb
 
Chose majeure, l’action est répartie en hauteur, sur deux registres, pour rendre hommage à Beethoven : l’orchestre se situant au-dessus du plateau dansant, et mené par Swann Van Rechem, l’une des figures de proue de la jeune génération de chefs français, depuis son prix (ses prix !) au Concours 2023 de Besançon (4), dont l’énergie est pour le moins … prométhéenne, avec sa battue claire et dansante qui dynamise formidablement l’orchestre. Une fois de plus, on constate qu’un violon ordinaire peut devenir un Stradivarius, et un corps de sportif celui d’un artiste, tant, outre l’excellence des musiciens, on reste émerveillé par la qualité de la petite troupe dansante, décidément menée vers le sommet par un créateur inspiré, qui sait faire de ses fantasmes un vrai spectacle, accessible et lisible. Une touche d’un Béjart moderne, à quelques grands jetés de la cour du Palais des Papes….
On le sait, le monde de la danse française était inquiet face à la succession à venir de Thierry Malandain, lequel quittera dans une année la direction du prestigieux Ballet Biarritz. Avec Martin Harriague, comme successeur désigné, on se trouve rassuré : le choix est bon !
 
Jacqueline Thuilleux

 

(1) www.martin-harriague.com/martin-harriague/
 
(2) www.concertclassic.com/article/festival-le-temps-daimer-la-danse-2025-biarritz-le-temps-des-questions-compte-rendu

(3) www.fabiencali.com/ 

(4) www.concertclassic.com/article/swann-van-rechem-remporte-le-58e-concours-international-de-jeunes-chefs-dorchestre-de
 
Prométhée (chor. M. Harriague/mus. F. Cali) - Opéra Grand Avignon, le 12 décembre 2025 ; tournée française prévue en 2026.
 
 
Photo © Christophe Bernard

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