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Portrait de compositeur - Joseph Haydn (2) - de Vivaldi à Beethoven
Commencé dans l’effervescence des élans baroques, le XVIIIe siècle musical, très consciemment, allait bien vite ressentir la nécessité de soumettre ces improvisations à des cadres plus stricts. Cela permit immédiatement de baliser des propos qui, sans cela, seraient devenus touffus au point d’en paraître pléthoriques. Cette contrainte permit (paradoxalement ?) d’accéder à des discours plus longs parce que mieux répartis, plus clairs et faciles à suivre. Un compositeur tel que Vivaldi (dont le langage, selon ses contemporains, pouvait être si extravagant : c’est le sous-titre d’un de ses recueils), fut (par cette nature même) le plus empressé à réduire à trois le nombre arbitraire de mouvements que s’autorisaient aussi bien la Suite d’orchestre que le Concerto grosso. Dans le même esprit, la promotion d’un seul soliste (lui-même), là où il était requis d’en convoquer plusieurs (ce qu’exprime à peu près l’adjectif grosso), traduisait à la fois ce besoin de clarté et l’essor de l’individu qui, de la sorte, s’affirmait crânement face à la société (reflétée par l’orchestre accompagnateur).
On ne peut qu’être troublé par la simultanéité de ces mises en ordre (L’ Estro Armonico Op III 1711, la Stravaganza Op. IV 1714, Il Cimento dell’Armonia Op.VIII 1725) et de la naissance de mythes exaltant un comportement méthodique face à l’anarchie naturelle. Faut-il rappeler Robinson Crusoe (1719) qui, seul sur son île, reconstitue l’Angleterre minimale dont il a besoin (pelouse comprise !) au lieu de régresser vers la bestialité (le problème de Tarzan, deux siècles plus tard).
Inévitable découverte de la musique de Vivaldi
On n’a pas la preuve formelle que Joseph Haydn, né en 1732, ait eu en mains des oeuvres de Vivaldi. Au moins trois raisons nous convainquent cependant qu’il ne put en être autrement. D’abord l’énorme diffusion de l’oeuvre du vénitien. Ensuite le fait que Haydn travailla auprès de Porpora, successeur de Vivaldi à la Pietà - d’où Vivaldi avait régné sur Venise. Aussi parce qu’il fut un temps au service du Conte Morzin or, l’Opus VIII vivaldien (qui débute par les Quatre Saisons) avait été dédié, un quart de siècle plus tôt, au tenant du titre. Il y a plus convaincant encore : les nombreux échos entre les trois Symphonies sous-titrées Matin, Midi et Soir (écrites chez les Morzin) et, entre autres, l’admirable Op. 10 (Concertos pour flûte) de Vivaldi.
Du basson à la trompette en passant par le hautbois et la plupart des cordes (violoncelle, alors débutant, viole d’amour, etc.), Vivaldi avait promu quasiment tous les instruments courants au rang de soliste. Haydn sera moins tenté par l’isolement de ces virtuosités que par le souci de les mêler de la manière la plus variée et la plus captivante possible, tirant une inspiration intarissable de la couleur de chaque instrument, aboutissant très vite à la formule orchestrale (à tort appelé “orchestre-Mozart”) sur laquelle va reposer toute la musique occidentale (Beethoven compris), jusqu’aux premières explosions romantiques (Berlioz). Au sein de cet ensemble qui s’imposa sans douleurs, Haydn allait déployer une imagination confondante : pas deux Symphonies (et il y en aura au moins cent-quatre !) qui se ressemblent, qui aient la même couleur, la même répartition des pleins et des déliés. Nulle routine, jamais, mais au contraire le bonheur de sans cesse fertiliser ce terrain en vue de floraisons imprévues. Cette formidable inventivité ne put se déployer que grâce à un recours non moins constant à des formes strictes, aidant à structurer une fécondité aussi singulière. L’application de la sonate (deux thèmes successifs puis combinés, réexposition), la répartition des valeurs selon divers procédés plus anciens (variations, fugues) allait susciter l’essor de formes instrumentales mieux définies (sonate, quatuor) et enrichir parallèlement le discours théâtral, aboutissant à des opéras (ou des oratorios tels que La Création ou Les Saisons) qui, tout autant que ceux de Gluck ou Mozart, méritent d’être inscrits dans l’Histoire.
Jeune encore (29 ans) Haydn était entré au service des Esterhazy, l’une des plus riches et les plus puissantes familles d’Europe. S’il y fut embauché comme employé, il eut bientôt l’occasion unique d’y oeuvrer à peu près comme il le voulait, son Patron appréciant sa hardiesse naturelle, un souci de sans cesse tirer parti des circonstances pour créer un art constamment renouvelé. Haydn avait latitude de laisser circuler des copies de ses oeuvres et, bien vite, les éditeurs de tous les pays rivalisèrent pour le publier. Bien que reclue au château des Esterhazy, sa gloire fut vite européenne comme en témoignent des commandes de Paris, Cadix ou Naples dès avant que, libéré d’une tutelle qui dura trente ans, il s’en aille éblouir Londres, alors seconde capitale de la musique, après Vienne.
Si Beethoven charge sa musique de messages plus apparents, la rigueur de la mise en oeuvre était déjà celle de Haydn
C’est lors de son premier voyage vers l’Angleterre qu’une première fois, à Bonn, Joseph Haydn croisa une jeune gloire tout à fait locale : Ludwig van Beethoven. Essentiellement pianiste virtuose, le jeune homme ambitionnait de devenir compositeur et il soumit à l’illustre voyageur une Cantate sur la mort de Joseph II, au demeurant admirable. Accaparé par les honneurs dont on l’accabla tout au long de son parcours, Haydn ne fit guère attention à cette recommandation noyée parmi tant d’autres, ce que Beethoven ne lui pardonna jamais, criant bien haut son admiration exclusive pour Mozart.
Lorsque dix-huit mois plus tard (Mozart étant mort entre temps) un groupe de nobles rhénans voulut financer des études viennoises destinées à magnifier les talents de leur jeune prodige, on expédia tout naturellement Beethoven vers Haydn qui, cette fois, le reçut avec sa courtoisie habituelle... Il n’en sera que plus décontenancé par le caractère abrupt de l’élève, le surnommant bientôt Grand Moghol, abandonnant à un assistant l’essentiel de son magistère, évitant finalement d’emmener avec lui un disciple aussi incommode, lors de son second voyage à Londres (1792). La rupture était consommée : les deux plus grands musiciens vivants ne se virent plus guère et Beethoven tenta de trouver ce qui lui manquait encore auprès d’autres maîtres (Albrechtsberger, Salieri). Après une étonnante série de “messes symphoniques”, après La Création et Les Saisons, Haydn devait disparaître presque vingt ans plus tard le 31 mai 1809.
Si, déjà, certaines musiques du jeune Beethoven ne ressemblent à celles de personne (Trios à cordes, Sonate “Pathétique”, 1er Concerto, 1ère Symphonie) on voit bien que, sans l’exemple (sinon les “leçons”) de Haydn, l’évolution de Beethoven n’eut guère été différente, tout au plus moins rapide. Eloquence et propos distincts, sans doute, mais même orchestre, même syntaxe, même concision et même souci de formes soulignant et magnifiant l’intention au lieu de la contraindre. Si Beethoven charge sa musique de messages plus apparents, la rigueur de la mise en oeuvre était déjà celle de Haydn : pas de Cinquième Symphonie sans le précédent de la londonienne 99e de son “maître”, et ce n’est pas un hasard si, plus tard, Beethoven tint à en acquérir le manuscrit...
Entre l’un et l’autre, outre la différence de caractère, était survenue la Révolution Française puis Napoléon et le désastre spirituel entériné par le Congrès de Vienne. On ne sait pas ce que Haydn pensa des plus récentes compositions de son ancien élève et, sans doute, cette solution de la continuité esthétique nuisit-elle à une saine appréciation de Haydn dès l’instant où la légende beethovénienne devait aller s’amplifiant, jusqu’ à nos jours... Autres temps, autres messages, autre musique. Haydn relève de la culture... il paraît que Beethoven appartient à tout le monde...
Marcel Marnat
Photo : DR
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