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Une interview de Julien Dran et Jérôme Boutillier – Deux « frères » dans le Faust de L’Opéra-Comique

Le ténor Julien Dran et le baryton Jérôme Boutillier incarnent Faust et Méphistophélès dans le Faust de Gounod présenté dans sa version originale de 1859 à la salle Favart. Signée Denis Podalydès et dirigée par Louis Langrée, la production a été très chaleureusement accueillie lors de sa création le mois dernier à l’Opéra de Lille.(1) Peu avant le démarrage d’une série – inscrite dans le cadre du Festival Palazzetto Bru Zane Paris – qui s’étalera du 21 juin au 1er juillet, Concertclassic a rencontré deux chanteurs unis par une profonde complicité.
En 2020, vous présentiez en duo un récital intitulé « Frères ». Comment est née cette « fraternité » ?
J.B. : Nous nous sommes rencontrés autour d’un Faust qui aurait dû être représenté à Limoges, mais quand cette production a été annulée dans le contexte du Covid, l’Opéra de Limoges a décidé d’utiliser les chanteurs déjà présents pour un spectacle moins lourd. Le compositeur Lionel Ginoux a écrit un Faust nocturne sur un texte d’Olivier Py. Dans l’opéra de Gounod, j’aurais dû être Valentin aux côtés du Faust de Julien, mais dans cette création, la distribution était bien différente, puisque Faust était désormais confié à l’interprète prévu pour Méphisto, Nicolas Cavallier. Julien n’apparaissait plus que dans un quatuor vocal, mais il avait tout de même à chanter en solo une phrase de cinq minutes hérissée de contre-uts, qui m’a rendu très admiratif. Nous sommes devenus amis, et nous avons imaginé le récital « Frères ».

Jérôme Boutillier (Méphistophélès) © Simon Gosselin
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"Ce spectacle va à l’encontre de l’image traditionnelle du diable, grand seigneur en habit rouge. Le diable imaginé par Denis Podalydès est bossu, ventripotent."
Cinq ans après, vous partagez la scène dans le Faust monté à Lille et Paris par Denis Podalydès, et vous y êtes cette fois Faust et Méphistophélès, mais sans être vraiment « frères ».
J.B. : Il n’y a pas gémellité, mais complicité. Dans cette version de 1859, avec dialogues parlés, quand Faust finit par me traiter de serpent, je lui réponds : « Peu m’importe, si je t’enlace ! ». Ce spectacle va à l’encontre de l’image traditionnelle du diable, grand seigneur en habit rouge. Le diable imaginé par Denis Podalydès est bossu, ventripotent, il passe sa vie sur les routes. Il s’agissait de refléter le côté effrayant de ce qui fait le quotidien ordinaire de Méphistophélès. Il est le primo motu qui fait toujours avancer les choses, sans cesse en mouvement, il ne s’arrête jamais. Il court, fuit toujours, et ne se sent de réelle utilité que lorsqu’il entraîne quelqu’un dans son sillage. Resté seul, il s’ennuie, car ce mouvement perpétuel se change en routine. Denis Podalydès m’a demandé d’exprimer, à partir de l’acte de Walpurgis, cette lassitude de la fête perpétuelle obligée, dont le diable est lui-même prisonnier.
J.D. : Cette idée de lassitude est aussi soulignée par le choix d’une coupure temporelle importante entre les deux parties du spectacle. Après l’entracte, il s’est écoulé sept ans, ce qui permet de mettre en relief un certain nombre d’éléments : quand les soldats reviennent, la guerre a duré bien plus que prévu, et l’usure du temps a joué aussi sur l’espoir de Marguerite, dont l’enfant a beaucoup grandi, il joue, il parle. Et l’infanticide devient d’autant plus terrible, d’être commis tant d’années après.
Julien Dran, vous avez fait votre prise de rôle à Limoges, dans la version 1869 ; pour la deuxième fois que vous incarnez Faust, c’est dans la version 1859. Comment vivez-vous ce changement de partition ?
J.D. : Le rôle est plus délicat, notamment à cause des parties parlées : il faut éviter un trop grand contraste entre chant et parole, et dans les passages en mélodrame, quand nous déclamons par-dessus l’orchestre, il faut appuyer la voix, en évitant de la fatiguer. Dans cette première version, le premier tableau est plus long, puisque s’y insère un trio Faust-Wagner-Siebel. Quand j’ai abordé la partition, j’avoue avoir été un peu inquiet de savoir comment j’allais gérer mon énergie pour affronter la cabalette qui suit « Salut, demeure chaste et pure », puisqu’il fallait garder des réserves pour le quatuor et le duo du jardin. Pour la suite de l’œuvre, en revanche, les changements sont moins nombreux.

Julien Dran (Faust) © Simon Gosselin
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« La version originale de Faust avec dialogues parlés, dans laquelle on comprend bien mieux l’intrigue, me semble plus vivante, pleine de malice. »
J.B. : Pour ma part, je ne chanterai sans doute jamais la version 1869, destinée à une vraie basse, avec beaucoup de fa ou de sol graves à la fin des récitatifs. Et puis, la version originale avec dialogues parlés, dans laquelle on comprend bien mieux l’intrigue, me semble plus vivante, pleine de malice. Grâce aux dialogues, les spectateurs réagissent beaucoup plus. Avant le quatuor, quand je dis à Dame Marthe « Votre mari et mort et vous souhaite le bonjour », la salle est hilare à chaque fois, alors que lorsque tout est chanté, les gens n’osent pas interrompre la musique par des éclats de rire.
Les « Frères » ont-ils d’autres projets ensemble ?
J.D. : Nous avons eu un projet de Rigoletto en Corse, mais qui a été annulé faute de soutien financier, et nous avons failli être ensemble dans Lucia di Lammermoor. Dans Falstaff, je reprendrais volontiers Fenton, si Jérôme aborde Ford, et comme je vais bientôt chanter Werther, je sais qu’il accepterait de renouer avec Albert pour partager la scène avec moi !
J.B. : Aussi invraisemblable que ça puisse paraître, nous avons déjà fait Les Pêcheurs de perles ensemble, à Marseille, avec Patrizia Ciofi et Patrick Bolleire, sous la direction de Gaspard Brécourt. Mais c’était pendant le confinement, et le spectacle a été enregistré à huis-clos, en version de concert. Nous aimerions beaucoup nous retrouver en Nadir et Zurga, avant que ces rôles soient confiés à des chanteurs plus jeunes, car à quarante ans, nous commençons déjà à être jugés trop âgés ! Nous avons failli être ensemble dans un Guillaume Tell à Lausanne, mais finalement le rôle-titre a été confié à Jean-Sébastien Bou. Et nous aurions aussi pu nous croiser dans Le Roi d’Ys la saison prochaine, mais nous avons dû renoncer à cette production.
« On peut réussir un spectacle sans dépenser des milliards, pourvu que le projet ait une cohérence. »
J.D. : Nos agents nous poussent désormais à viser plus haut, pour nous produire dans de grandes maison internationales. Personne ne pouvait prévoir que les représentations de Faust à Lille obtiendraient un tel succès, en prouvant au passage qu’on peut réussir un spectacle sans dépenser des milliards, pourvu que le projet ait une cohérence. Depuis, mon agence a obtenu que je sois pris pour le rôle dans un très grand théâtre européen sans même avoir à auditionner. La contrepartie est hélas qu’il faut annuler des spectacles en France. Je suis né à Bordeaux, mais je n’y ai chanté qu’une fois, pour ma prise de rôle dans Le Barbier de Séville aux côtés de Florian Sempey. Ma carrière a démarré à Avignon, où j’étais entouré des bons soins de Raymond Duffaut, qui m’a fait passer par de petits rôles avant de m’attaquer à des personnages plus ambitieux ; hélas, je n’ai plus jamais rechanté là-bas.
J.B. : Pour un chanteur français, une fois que l’on jouit d’une certaine réputation dans son pays, l’étape suivante consiste à se faire connaître à l’étranger. L’an dernier, j’ai chanté Fieramosca de Benvenuto Cellini à l’Opéra de Dresde, qui est un excellente maison, d’un très haut niveau, et Julien y sera prochainement le chevalier de la Force dans Dialogues des carmélites. C’est excellent pour le rayonnement de l’art du chant français.

© Simon Gosselin – Opéra de Lille
« Les redécouvertes du Palazzetto Bru Zane sont l’occasion de s’ouvrir à tout un répertoire et de le servir de notre mieux. »
Le disque est un autre instrument de ce rayonnement, et avec les enregistrements du Palazzetto Bru Zane, vous avez tous les deux été gâtés, ensemble (pour Déjanire) ou séparément...
J.D. : Je viens d’enregistrer La Belle au bois dormant de Charles Silver : je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, mais c’est une œuvre magnifique du début à la fin, il n’y a rien à jeter. Ces redécouvertes sont l’occasion de s’ouvrir à tout un répertoire et de le servir de notre mieux.
J.B. : Nous vivons une ère numérique, où les directeurs de théâtre s’appuient de plus en plus sur les enregistrements pour choisir leurs distributions. Le disque est évidemment une vitrine importante, surtout quand nous pouvons y déployer cette énergie qui se met en place dès que nous nous retrouvons sur une production. Nous serions ravis de graver un récital en duo car nous pourrions, je crois, y apporter une véritable plus-value. Avis aux maisons de disques !
Propos recueillis par Laurent Bury le 18 juin 2025

(1) Lire le CR : https://www.concertclassic.com/article/faust-de-gounod-version-1859-lopera-de-lille-reprise-lopera-comique-du-2106-au-107-diables
Gounod : Faust (version 1859)
Le 21, 23, 25, 27, 29 juin et 1er juillet 2025
Paris - Opéra-Comique
www.opera-comique.com/fr/spectacles/faust
Photo © DR
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