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Pit de Bobbi Jene Smith & Or Schraiber au Palais Garnier (Danse) – Comme un volcan – Compte-rendu

 

On le connaît peu en France, ce tandem formé par l’Américaine Bobbi Jene Smith et l’Israélien Or Schraiber. Ils se sont rencontrés à Tel Aviv, au sein de la Batsheva Dance Company, sorte de matrice d’une bonne partie de la danse contemporaine. Et pas pour ce qu’elle a de pire, car cette expression portée à son plus fort degré par Ohad Naharin, irradie une énergie dévorante qui contraste avec les ratiocinations intellectuelles avant-gardistes et nombrilistes d’une bonne partie de la danse européenne, allemande et française en premier. Mais une énergie qui n’a rien de joyeux, et explore les secousses dont peut être capable le corps humain pour le libérer des diktats institutionnels, sans pour autant trouver réponse à ses questions.
 

© Yonathan Kellerman - OnP
 
Bizarre, donc, que cette sorte d’anticulture, de violence anticivilisationnelle, puisse être déployée en un lieu dont la vocation est plutôt le respect du patrimoine, encore qu’on en ouvre la scène assez fréquemment à quelques délires baveux qui n’y font pas d’émules, même si cela réjouit les danseurs de pouvoir tressauter comme des enfants dans la cour de l’école.
Bobbi, donc, et Or, qui font par ailleurs des carrières flatteuses, ont conçu ce Pit (fosse en anglais) comme un voyage dans nos ténèbres, qu’ils situent d’ailleurs dans une sorte de sous sol peu engageant. Une douzaine d’humains s’y tiennent, dans un immobilisme que soulève peu à peu la musique planante, grondante de Celeste Oram, et vont se jeter dans un délire de mouvements frénétiques, apparemment incontrôlés, qui disent finalement ce que le corps civilisé, contraint par la vie sociale, ne peut laisser échapper sauf en contrevenant aux lois et à l’art de vivre dans une tentative de paix.
 

Petteri Livonen © DR

Mais l’essentiel ne vient pas de là : il émane du Concerto pour violon de Sibelius, à la source de cette promenade dans les méandres du corps et de l’âme humaine quand elle veut s’échapper : Bobbi Jene Smith dit avoir été bouleversée  par le potentiel émotionnel de cette musique, et s’être interrogée sur la source de ce trouble. Et sa chorégraphie jette l’œuvre dans l’arène : le violon solo, sur scène, mène ce bal volcanique ou douloureux, qui se voudrait libérateur, et n’est que désespéré. Une très subtile correspondance s’établit au fil de l’avancée musicale, comme si les agrégats de sons se visualisaient, s’incarnaient. Il ne s’agit pas là de « suivre » la musique ou de l’illustrer, mais de fusionner avec ce qu’elle secrète. Entre les mouvements, on retrouve la coulée de lave sous jacente qu’y incruste la composition de Celeste Oram, puis les mouvements du Concerto repartent de plus belle, avec leurs déchirures, leur beauté planante ou lancinante, tandis que les danseurs, tous issus du corps de ballet de l’Opéra, voguent en pleine déroute. Mais leurs gestes demeurent superbement cadrés, et la technique classique y ajoute sans doute une dimension d’harmonie et de raffinement, contrairement aux natifs des kibboutz, plus organiques dans leur mode d’expression.
 

© Yonathan Kellerman - OnP

Choc qui épouse admirablement les contrastes engendrés par le caractère policé de l’écriture musicale classique et le tragique de sa résonance, Sibelius, on le sait, n’étant pas quelqu’un de très gai. Le climax est atteint lors du dernier mouvement, lorsque le caractère rhapsodique et presque barbare se déchaîne, qu’une superbe créature en voiles rouges, déploie ses ailes avant de se retourner et de montrer, si l’on ose dire, l’envers de son décor, parfaitement nu. C’est un signal, et les danseurs explosent, tandis qu’on assiste à une sorte de Vénusberg, orgie d’une nuit de sabbat. Puis la musique se tait, tout se calme, tout rétrécit, et les personnages rentrent à l’intérieur d’eux-mêmes et de leurs admirables costumes, signés, on se doit de le signaler avec une extrême admiration, par la maison Alaïa, dont on reconnaît la patte incomparable, ranimée par le talent de Pieter Mulier, qui porte haut le flambeau.
 

Joana Carneiro © Dave Weiland

Deux ou trois sifflets, mais surtout des applaudissements nourris ont salué cette étrange descente aux abîmes, magnifiée par le formidable violon de Petteri Livonen, premier violon de l’Orchestre de l’Opéra, lequel était dirigé avec une intelligence et une sombre prescience des enjeux par l’excellente cheffe portugaise Joana Carneiro. Un moment de danse volcanique, où le corps a magnifié la musique, comme s’il en était issu. Troublant.
 
Jacqueline Thuilleux
 

Pit (chor. Bobbi Jene Smith & Or Schraiber ; mus. Celeste Oram & Sibelius) - Paris, Palais Garnier, le 17 mars ; prochaines représentations, les 21, 22, 23, 24, 25, 26, 28, 29, 30 mars 2023 // www.operadeparis.fr/saison-22-23/ballet/bobbi-jene-smith

Photo © Yonathan Kellerman - OnP

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