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Pascale Rouet à l’orgue de Marcel Dupré à Meudon – Poétique des étoiles – Compte-rendu

Sur les hauteurs de Meudon, en bordure du chemin de fer et à deux pas de la gare (on est à dix minutes de Montparnasse), vécut dans la rue qui porte aujourd'hui son nom, de 1897 jusqu'à sa mort à Meudon en 1911, Alexandre Guilmant. Dans sa villa aujourd'hui détruite, l'organiste de la Trinité avait fait installer en 1899 un orgue Mutin–Cavaillé-Coll de 28 jeux sur trois claviers et pédalier, sur lequel le jeune Marcel Dupré allait prendre ses cours.

© Mirou

Un quart de siècle plus tard, à l'automne 1925, Dupré et sa famille s'installent à cent mètres de là, dans une vaste et belle demeure du boulevard Anatole France (antérieurement des Deux Gares) construite dans les dernières années du siècle précédent. Dupré avait entre-temps acheté à la manufacture Cavaillé-Coll un petit orgue à deux claviers et six jeux qu'il installa à côté de la salle à manger, le moteur étant à la cave (Michael Murray, Marcel Dupré, 2001). Le 9 décembre de cette même année disparaissait le successeur de Guilmant à la classe d'orgue du Conservatoire de Paris, Eugène Gigout – Dupré prit sa suite dès 1926.
 
Dans ses Souvenirs (édités par l'Association des Amis de l'Art de Marcel Dupré, 2007), l'organiste de Saint-Sulpice écrit au sujet de sa nouvelle demeure : « […] j'achetai, à deux propriétaires différents, la maison et le terrain voisin, pour y bâtir la salle d'orgue. » Au même moment, en raison du départ des locataires de la villa de Guilmant, l'orgue de 1899 est mis en vente. Dupré poursuit : « […] j'avais acheté l'orgue et commençais les démarches pour le faire assurer. C'est à Pâques 1926 que la bâtisse fut commencée. C'est en octobre que l'orgue fut transporté, et c'est au printemps 1927 que je fis l'inauguration, avec le concours de Marguerite. »

© Mirou
 
À l'époque de la mort de Marcel Dupré, le 30 mai 1971 à Meudon, l'orgue agrandi de quelques jeux et doté d'une console moderne à quatre claviers, avec transmissions électropneumatiques – travaux réalisés en 1933 par Joseph Beuchet –, était dans un état de fatigue déjà prononcé. En 1979, Jean-Marc Teboul rachète la maison des Dupré et demande que l'orgue ne soit pas démonté et envoyé à Saint-Sulpice, comme initialement prévu, s'engageant auprès d'Alice Szebrat-Tollet, petite-fille de Marcel et Jeanne Dupré, à faire revivre l'instrument – ce qu'il n'a cessé de faire depuis. L'orgue est classé monument historique en 1991, de même que la salle, actuel Auditorium Marcel Dupré, quatre ans plus tard.
 
Depuis une trentaine d'années, Jean-Claude Mérouze, avec passion et abnégation, travaille sans relâche à la remise en état de cet instrument à tant d'égards historiques, long travail de patience qui porte aujourd'hui pleinement ses fruits. Je me souviens l'avoir entendu en juin 1994 sous les doigts d'Odile Pierre, grande musicienne sachant indéniablement faire sonner un instrument. Le résultat était pourtant décevant, l'orgue atone et guère impressionnant – mais l'émotion d'entendre l'orgue de Guilmant et de Dupré était déjà bel et bien au rendez-vous. Jean-Claude Mérouze a confirmé, lors du remarquable concert de Pascale Rouet ce 16 juin, que l'état actuel de l'instrument n'a plus rien à voir avec ce qu'il était il y a bientôt vingt-cinq ans. Dans le numéro de septembre 2009 de Chloroville, magazine d'information de la Ville de Meudon (1, pages 22-23), il expliquait : « Cela fait maintenant vingt-deux ans que je le bichonne. J’ai changé la peausserie de ses 233 mâchoires et nettoyé toutes les aiguilles. Il a fallu boucher beaucoup de fuites d'air à l'aide de peaux pour lui permettre de retrouver une pression convenable et limiter l'emploi du moteur auxiliaire [installé du temps de Dupré pour pallier, déjà, les insuffisances en vent]. Côté console, j'ai dû refaire la plupart des soudures servant à la registration, et entièrement nettoyer le combinateur. S'il lui arrive aujourd’hui de connaître des pannes intempestives, c'est normal. Vu son âge, il fatigue un peu. »
 
Depuis une trentaine d'années également, Dominique Proust, astrophysicien à l'Observatoire de Meudon et organiste (2), s'occupe de la programmation des concerts à l'Auditorium Marcel Dupré, où depuis 1986 tant de grands noms de l'orgue sont venus en pèlerinage (3), à raison de deux concerts par an, l'un au printemps, l'autre à l'automne. Exceptionnellement, deux concerts étaient proposés en ce mois de juin, le second faisant entendre le dimanche 17 Laurent Jochum (organiste de Saint-Jean-Baptiste de Belleville, Paris) et Manuel Sudrie (trompettiste solo de l’orchestre de la Musique de la Gendarmerie).

 
De Louis Vierne à Christophe Marchand
 
Rédactrice en chef d'Orgues Nouvelles et professeur au Conservatoire Ardenne Métropole (CRD de Charleville-Mézières), Pascale Rouet (photo) est connue de longue date pour son inépuisable engagement en faveur de la musique de notre temps (4). De Jean-Pierre Leguay ou Michael Radulescu à Christophe Marchand, Michel Boédec, Olivier d'Ormesson, Jacques Pichard ou Régis Campo, parmi tant d'autres – auxquels viennent s'ajouter classiques, romantiques et modernes, comme l'atteste sa discographie d'une très singulière diversité (5), elle n'a de cesse, en pédagogue éclairée, de prôner une approche en miroir des musiques ancienne et contemporaine, l'une permettant un accès plus aisé à l'autre, et inversement, selon les situations de départ et d'accès à la musique et à ses différents répertoires.
 
L'ambitieux programme concocté par Pascale Rouet l'avait été, en amont, en fonction de la possibilité d'utiliser le combinateur « historique » de l'instrument (l'installation électromécanique de part et d'autre de la console, combinaisons ajustables rappelant certains instruments construits ou électrifiés plus tardivement par Beuchet-Debierre, est impressionnante !). Lequel combinateur, donnant des signes de fragilité, fut sagement laissé de côté, obligeant dès lors la musicienne à registrer à la main – surcroît de tension, sur la corde raide, mais pour une concentration d'autant plus affirmée et musicalement vitale, afin de changer les jeux aussi rapidement que possible entre les sections de chaque œuvre, le positionnement des bascules de registres au-dessus des claviers interdisant de recourir commodément à des assistants.

© Mirou

Observatoire de Meudon oblige, et à l'instigation de Dominique Proust, ce programme relevait d'une poétique des étoiles, de l'espace intersidéral, de sa résonance. Il s'ouvrait et se refermait sur deux œuvres de Christophe Marchand – organiste et compositeur mais aussi inspecteur d'académie –, auquel Pascale Rouet a consacré chez Triton un CD monographique de toute beauté : Musiques en Miroirs (6) : lumineusement présentées par le compositeur lui-même, les œuvres, selon l'interprète, sont « placées sous le signe de l’invention et de la liberté : registrations souvent uniquement suggérées et très grande souplesse agogique donnent à l’interprète, comme dans certaines musiques d’autrefois, une grande et stimulante responsabilité. » Jamais peut-être Pascale Rouet n'avait été entendue au disque aussi puissamment et souplement libre, tant sur le plan musical qu’instrumental : cette liberté des musiciens sensibles alliant extrême précision ardemment travaillée et vraie spontanéité, humainement investie dans la restitution d'une musique qu’elle connaît et ressent intimement.
 
Du CD était ici repris, en introduction et avec une même faculté à transmettre l'émotion, Stella Splendes in monte (2016), pièce inspirée du Livre Vermeil de Montserrat (dans le contexte de Meudon aurait également pu figurer la Sonate À travers les étoiles qui ouvre le CD). Ce fut également Christophe Marchand qui referma le concert avec Trois Nocturnes : Crépuscule, Nuit, Aube, pages composées pour et créées à l'orgue Kern de Gerstheim (Bas-Rhin) par Pascale Rouet le 14 avril dernier – elles sont dédiées à Geneviève et André Thiébault (Triton), qui depuis vingt-cinq ans ont pris tous les risques pour servir l'orgue et la musique de notre temps – celle notamment d'Olivier Greif. Inutile de dire que l'orgue de Meudon diffère grandement du Koenig (1997/2017) de Mézières, d'esthétique classique et merveilleusement sonnant. Il était d'autant plus intéressant d'entendre ces pages pensées pour et vivifiées par une autre esthétique – bien que résolument ouverte et librement adaptable – sur l'instrument « post-symphonique » de Dupré, lui-même sonnant désormais de manière éclatante et souveraine, bien que dans une acoustique de salle peu réverbérée. Stella Splendes in monte de Marchand trouva une manière de prolongement dans la désormais célèbre Sonatine pour les étoiles (1994) de Valéry Aubertin, dédiée à Marie-Ange Leurent, sa créatrice (cf. compte rendu de la note 4).
 
La composante strictement Cavaillé-Coll resplendit ensuite dans deux grandes pages de Louis Vierne, dont Dupré avait été le suppléant à Notre-Dame : Étoile du soir et Feux Follets, qui mirent superbement en valeur les fonds, tant les principaux que les jeux flûtés ou les ondulants. Suivirent de Jean-Pierre Leguay – en remplacement de Madrigal II initialement prévu mais non réalisable – deux des XXIII Préludes (1965-1982) : les n°8 et 13, le premier pouvant évoquer la « trépidation » de l'univers, l'autre la poésie de l'espace interstellaire. Avant les Nocturnes de Christophe Marchand, hommage fut rendu au maître des lieux avec Souvenir, première des Sept Pièces op. 27 (1931) de Marcel Dupré, contemporaines du Chemin de la Croix et de peu postérieures aux Pièces de Fantaisie de Vierne, où l'on perçoit une certaine nostalgie qui ici même pouvait aisément faire figure d'hommage à l'esthétique lyrique de Cavaillé-Coll – et à Dupré.

© Mirou
 
Prochain concert à l'Auditorium Marcel Dupré de Meudon
 
Après ce concert de Pascale Rouet aussi exigeant que réellement accessible à qui se laisse guider par la poésie des espaces non limités, le programme de celui de l'automne, le 3 novembre, s'annonce tout aussi passionnant : on y (re)découvrira les œuvres de grande envergure pour piano et orgue, beaucoup trop rarement entendues, que Dupré composa pour sa fille Marguerite (1909-1963), pianiste de talent – l'Auditorium s'enorgueillit d'un Érard de concert ayant appartenu à Ignace Paderewski, racheté par Dupré. L'orgue de Meudon sera touché par Jean-Pierre Baston, titulaire du Cavaillé-Coll de la cathédrale Saint-Jean de Perpignan, le piano par François-Michel Rignol.
 
Rappelons que ce dernier, après une merveilleuse intégrale du piano de Déodat de Séverac chez Solstice (3 CD, 2014), a enregistré en 2017, pour le même éditeur et en première mondiale, avec une préface d'Alice Szebrat-Tollet, l'œuvre pour piano de Marcel Dupré – insigne découverte, pour ainsi dire insoupçonnée, prolongée par une émouvante bande d'archive : la Ballade pour piano et orgue op. 30 de Dupré, enregistrée en 1956 par Marguerite Dupré chez Pierre Cochereau, boulevard Berthier à Paris, lequel joue son orgue personnel, aujourd'hui intégré à celui de Saint-Vincent de Roquevaire, dans les Bouches-du-Rhône, sur lequel l'œuvre d'orgue de Cochereau a été enregistrée – de boucle en boucle, l'histoire en mouvement…
 
Michel Roubinet

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Meudon, Auditorium Marcel Dupré, 16 juin 2018
 
 
(1) www.meudon.fr/fileadmin/Images/CONTENUS-PAGES/PUBLICATIONS/Chloroville/2009/67.pdf
 
(2) Outre un album enregistré à l'orgue Cavaillé-Coll de Notre-Dame de l'Assomption à Meudon (CD DOM 1418, 1992) consacré à l'œuvre d'un illustre astronome : William Herschel (1738-1822), ami de Joseph Haydn et de Jean-Chrétien Bach, on doit notamment à Dominique Proust un ouvrage passionnant, préfacé par Hubert Reeves : L'harmonie des sphères (Le Seuil, Science ouverte, 2001) : « De Pythagore qui expliquait la mécanique céleste cinq siècles avant notre ère en associant à chaque planète une note de la gamme, aux sondes spatiales Voyager transportant des témoignages musicaux de notre monde vers d'hypothétiques civilisations dans les profondeurs interstellaires, la dualité du cosmos et de la musique défie le temps. C'est dans cette analogie que notre monde contemporain semble avoir puisé une bonne partie de ses ressources. »
 
(3) marceldupre.org/liste-des-concerts-passes/
 
(4) www.concertclassic.com/article/pascale-rouet-au-temple-de-letoile-au-service-de-la-musique-des-xxe-et-xxie-siecles-compte
 
(5) Discographie de Pascale Rouet – notamment, reflétant l'idée de la confrontation bénéfique des répertoires ancien et moderne, le double CD Hier & Aujourd'hui à l'orgue Moucherel-Formentelli (1725-1991) de Mouzon, Triton (2009)
www.france-orgue.fr/disque/index.php?zpg=dsq.fra.rch&org=%22Pascale+ROUET-NOLLEMANS%22&tit=&oeu=&ins=&cdo=1&dvo=1&vno=1&edi=&nrow=0&cmd=Suite
 
(6) Christophe Marchand, Musiques en Miroirs, en la basilique Notre-Dame d'Espérance de Mézières – édifice splendidement rehaussé de pas moins de 1000 mètres carrés de vitraux aux teintes chaudes captant et restituant de manière exceptionnelle ombres et lumières, œuvre monumentale signée René Dürrbach (1910-1999), progressivement installée entre 1962 et 1979.
disques-triton.fr/index.php/fr/artistes/401-musiques-en-miroirs.html
 

Sites Internet
 
Orgue de Marcel Dupré à Meudon
marceldupre.org
 
Orgues Nouvelles
orgues-nouvelles.weebly.com
 
© Mirou

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