Journal

Parsifal à l’Opéra national du Rhin – Suivez le guide – Compte-rendu

C’est Eva Kleinitz qui avait incité Amon Miyamoto à mettre en scène le monumental Parsifal, que Wagner dirigea pour la dernière de ses apparitions à Bayreuth, le 29 août 1882. Et le travail de l’artiste japonais n’a pu se faire sans une émotion qu’il souligne, quelques mois après la disparition de la directrice de l’Opéra National du Rhin. Miyamoto avait conquis les strasbourgeois avec sa mise en scène du Pavillon d’Or de T. Mayuzumi en 2018 (1), et sa riche expérience où se conjuguaient les héritages du Nô, du Kabuki, outre sa connaissance approfondie du théâtre et de l’opéra occidentaux, sans parler de son amour des comédies musicales, avaient séduit Eva Kleinitz.
 
Mais Parsifal est un énorme défi, encore que les mises en scènes réussies du Festival scénique en trois actes, comme l’avait pompeusement baptisé Wagner, soient bien plus nombreuses que celles de Tristan et Isolde, lui presque un oratorio juste scandé par quelques retournements, tandis que Parsifal inclut de nombreux tableaux très visuels, plus que dynamiques. D’où peut-être l’idée de Miyamoto de le situer dans un musée. Mais comment faire émerger la figure de l’anti-héros qu’est Parsifal du fatras des pesants messages que son initiation et sa transfiguration appellent forcément ? Les peintres symbolistes ne s’en sont pas privés, en faisant un nouvel Orphée –  mais que les bacchantes n’ont pas déchiré puisqu’il leur résiste justement. Comment le présenter aux nouvelles générations sous un jour moins daté !
 
Voici donc une salle d’entrée de musée, où s’achètent les billets, des écoliers, des gardiens, des portes qui tournent : bref un univers de contreplaqué qui, d’entrée de jeu, jure terriblement avec la lourde sollicitation de la musique. Et surtout, au préalable, pourquoi bourrer le Prélude, fait pour sortir le spectateur de son quotidien et le conduire vers un autre monde : au lieu de le laisser entrer doucement yeux fermés, dans la ronde qui se veut mystique, on le mène dans une sorte de narthex présenté comme une chambre banale, avec un canapé sur lequel est étendue une femme nue, qu’un homme déloge bientôt brutalement avant de se vautrer dans un fauteuil. Du coup, on regarde, inutilement sollicité mais on écoute moins et le silence intérieur amené par la musique ne s’instaure pas …

© Klara Beck
 
Puis, lorsque Gurnemanz apparaît, le fond de scène, comme une iconostase, se recouvre de tableaux inspirés des plus grandes crucifixions, flamandes ou italiennes, colligés par le décorateur Boris Kudlicka, et c’est heureusement fort beau, tandis que lui et ses compagnons marchent noblement dans des tenues descendues de ces mêmes tableaux, coiffures renaissance ou médiévales, toges à la byzantine, puisant dans l’ancien testament ou la Rome antique. Tout un fourbi coloré qui caresse l’œil et que domine un Gurnemanz gigantesque dont la voix splendide – nous y reviendrons – ajoute à la haute stature. Hélas, lorsque démarre la célébration de la Cène, dominée par le grand air d’Amfortas, la catastrophe commence : il n’y a plus d’art mais un musée d’histoire naturelle où des squelettes et des lambeaux de corps entourent des infirmiers traînant Amfortas sur un brancard, avec visières façon-coronavirus, déjà. La souffrance du maître du Graal, avec ses écoulements putrides, est tellement palpable dans ce que lui fait chanter Wagner, qu’un peu plus de sobriété ne pourrait que l’amplifier. Mais on touche aussi ici à l’univers du manga, qui lui surcharge les émotions et les actions, et se passe de musique !
 
On oubliera la salle des ordinateurs fadasse et banale où Klingsor entouré de bonhommes noirs façon ninja, tente de faire croire à son château enchanté, on laisse passer les filles-fleurs encerisées vaguement en Frau Butterfly par Kaspar Glarner, qui par ailleurs a signé avec talent les belles toges du premier acte. Et tout est dit puisqu’on retrouve au dernier acte notre musée, avant enfin, de respirer dans une forêt qui donne un peu d’air à ces décors besogneux. L’idée du singe qui vient ramener dans son Eden primitif un Parsifal revivifié par son retour aux sources d’avant le péché (industriel et banquier bien sûr) est amusante, et surtout platement mode, mais a-t-on besoin d’humour dans Parsifal, qui n’y prétend guère même si l’Enchantement du Vendredi Saint est un moment béni qui l’allège et le transfigure ? Bref, le chemin, semble-t-il, n’a pas été tracé dans ces méandres d’une pensée trouble et troublante.
 

© Klara Beck
 
Pas plus, et pour notre plus grande déception, que la clef n’a été trouvée pour une lecture vraiment inspirée d’une partition qui exige un immense effort de la part de l’orchestre et une vision claire de la part du chef. Tous, généralement s’accordent à souligner le talent tonique et la direction intelligente de Marco Letonja, directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Ici, il n’a pas su aborder aux rivages mystiques, ou simplement illuminés qui font l’essence de Parsifal. Une dynamique imperturbablement soutenue, peu d’arrêts sur émotion, peu de préparation aux moments de plus grande émotivité, ainsi l’« Erbarmen » d’Amfortas, si attendu et qui passe presque inaperçu, ou l’entrée en action de Klingsor, sans les tourbillons qui agitent la musique et en font un monde en furie. Une ligne continue, bien tenue par l’orchestre et magnifiquement soulignée par les chœurs préparés par Alessandro Zuppardo, mais peu de résonance aux phrases majeures, sinon au troisième acte, où la longue marche trouve enfin son rythme et sa portée, notamment pour l’Enchantement du Vendredi Saint, que rien ne vient gâcher visuellement.
 
Dirigés scéniquement de façon somme toute assez conventionnelle, les chanteurs ont fort à faire, et certains arrivent à surnager dans cet océan contrasté : notamment en Gurnemanz, la basse croate Ante Jerkujica, par ailleurs superbe Sarastro ou Grand Inquisiteur. Christique dans sa grande toge drapée et ses longs cheveux, il irradie dans ce rôle long et peu facile par son caractère d’intermédiaire statique. Et surtout, pour Parsifal, le ténor Thomas Blondelle, qui, avec sa voix riche et expressive, sa métamorphose de lourdaud dégingandé en héros fatigué, parvient malgré ses 38 ans – ce qui n’est certes pas très vieux – à en paraître 18, lorsqu’il apparaît en chenapan stupide. Si la voix n’est pas toujours historique, elle brûle suffisamment pour que le personnage captive de bout en bout.
 
Face à lui, une Kundry un peu fatiguée : la belle mezzo Christianne Stotjin, malgré son engagement forcené, ne parvient pas à séduire dans les volutes de l’enchanteresse et surtout dans ses malédictions, dont l’ampleur ne convainc pas. Quant à Amfortas, déjà peu gâté par la mise en scène, il est, en la personne de Markus Marquardt, insuffisamment émouvant, tandis que Simon Bailey en Klingsor assure proprement, ce qui est maigre pour un rôle aussi sauvage et sombre. Les autres protagonistes ne déméritent pas, et notamment le Titurel de Konstantin Grony. Mais à ce long voyage manquent le charme, et la portée mystique qu’on peut considérer comme un bric à brac mais à laquelle il est bon de se laisser aller, le temps de l’envoûtement wagnérien : des dimensions auxquelles ce spectacle ambitieux n’atteint malheureusement pas.  
 
Jacqueline Thuilleux

(1)   www.concertclassic.com/article/le-pavillon-dor-de-toshiro-mayuzumi-au-festival-arsmondo-de-lopera-national-du-rhin-une
 
Wagner : Parsifal - Strasbourg, Opéra, le 29 janvier ; prochaines représentations, les 4 & 7 février, puis à Mulhouse (La Filature) les 21 & 23 février 2020. www.operanationaldurhin.eu
  
Photo © Clara Beck

Partager par emailImprimer

Derniers articles