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Les Archives du Siècle Romantique (93) – Georges Cain en promenade avec Aristide Bruant sur la “Butte” Montmartre (Le Figaro, 6 décembre 1908 )

Les commémorations de l’année 2025 conduisent à se tourner vers Montmartre. Avec le centenaire de la disparition d’Erik Satie, on se souvient que le musicien, fraîchement débarqué de Honfleur, y passa des années de jeunesse, années « gymnopédistes » qui virent naître les pièces qui ont le plus compté pour sa postérité et qu’il fut directement associé à la vie des cabarets de la butte, Le Chat Noir en particulier. Un Chat Noir qu’Aristide Bruant a célébré dans une immortelle ballade – « Je cherche fortune / Autour du Chat Noir / Au clair de la lune /À Montmartre ! ». Plus encore, c’est à la première adresse de l’établissement fondé en 1881 par Rodolphe Salis (1851-1897), au 84, boulevard de Rochechouart, que Bruant installa son propre cabaret, Le Mirliton, en 1885, juste après que Le Chat Noir eut déménagé au 12, rue de Laval (devenue rue Victor-Massé en 1887). La décennie que Bruant passa au Mirliton, avant de se lancer dans une carrière itinérante en France et à l’étranger, fit la gloire – et la fortune ! – de l’auteur de « Nini peau d’chien ».

Détail de la couverture de La Musique pour tous – Numéro spécial exceptionnel « Chat Noir » ( n° XXIV – 25-6-07) © Coll. part.
2025 marque le centenaire de la disparition de l’artiste, le 11 février 1925 à Paris, à l’âge de 73 ans. Un centenaire qui offre l’occasion de vous faire découvrir un beau texte de Georges Cain (1853-1919). Deux ans après avoir publié son précieux ouvrage sur les « Anciens Théâtres de Paris » (1), l’écrivain (mais aussi peintre, illustrateur et conservateur du musée Carnavalet de 1897 à sa mort), admirateur de l’ « âpre talent » du chansonnier, livra en première page du Figaro du 6 décembre 1908 (2) le fruit d’une excursion en compagnie de Bruant sur la « Butte », la « Mamelle du Monde » selon Salis ... Savoureux papier où l’on se souvient de ce dernier, évidemment, mais aussi de Berlioz et de Gustave Charpentier. Et où surtout l'on hume le parfum, l'accent, l'esprit d'un Paris populaire à jamais disparu.
En route pour une promenade «paradoxale » comme la qualifie Cain, qui « commence par le Sacré-Cœur pour finir au cabaret des Assassins… rue des Saules ». Avec Ronsard !
Alain Cochard
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Georges Cain en 1909 peint par Léon Bonnat © Paris Musées - Musée Carnavalet
Georges Cain, « La Vraie “Butte” Montmartre » (Le Figaro, 6 décembre 1908 )
Depuis toujours, j’aime l’âpre talent de Bruant. Dans la rue, les Chansons de route constituent, des œuvres qui resteront. Ce ne sont certes pas recueils de romances à l’usage des petites filles dont on coupe le pain en tartines, mais tous les amoureux d’art admirent ces chansons remplies de colères, de cynisme, de violences, mais débordantes aussi de pittoresque observation, d’indulgente pitié aux misérables. Oh ! certes, Bruant ne mâche pas ses mots : il fait parler leur langage vrai aux tristes héros qu’il met en scène : costauds de Belleville, rouquines de la Butte, terreurs de Clignancourt, voyous de La Villette, trimardeurs de Saint-Ouen, « joyeux des bat’ d’Af’ »… Mais ce professeur d’argot, ce chantre des purotins, des pégriots, des miséreux, des escarpes et des « demoiselles » de Saint-Lazare a des tendresses de maman pour les petiots, les pauvres gosses qui ne mangent pas à leur faim, les infirmes, les souffre-douleur… et aussi pour les chiens errants, ces pauvres toutous qu’on voit quêter un os problématique :
… De braves, gens, de bonnes bêtes
Qu’une caresse rend joyeux,
Et dont les grands yeux bien honnêtes
Vous regardent droit dans les yeux !
On empilait du monde jusque sur le piano, – à côté de l’ange doré – et les clients, aidant au service, passaient aux buveurs éloignés les « galopins » destinés à étancher leur soif.
Les bons snobs n’ayant connu que le Bruant volontairement hirsute qui les recevait avec la plus parfaite grossièreté lorsqu’ils « osaient » franchir le seuil de son cabaret du Mirliton – boulevard Rochechouart – ont de lui une idée forcément incomplète… Ils venaient là-bas pour se faire eng… et ils l’étaient copieusement – j’ose le dire. Ils en avaient pour leur argent. Qui ne se rappelle ces deux salles enfumées, pleines à craquer d’un public extraordinaire, où les « rupins de la Haute » se tassaient contre les modèles, les « chahuteuses » de l’Élysée-Montmartre, les peintres des ateliers voisins, les « belles madames » affolées et ravies, les académiciens en rupture de Coupole, les grands-ducs en balade et les bohèmes impénitents. On empilait du monde jusque sur le piano, – à côté de l’ange doré – et les clients, aidant au service, passaient aux buveurs éloignés les « galopins » destinés à étancher leur soif. « Ici on ne boit que de la bière, rugissait Bruant, et de la mauvaise… Encore un “galopin” à ce sale type là-bas… Et maintenant mes enfants… au refrain !... » Et de sa belle voix de cuivre il entonnait : À Saint-Ouen ou les P’tits Joyeux… ou À La Villette…
Mais, dès que sonnaient deux heures du matin, Bruant mettait tout le monde à la porte, sifflait ses chiens, empoignait son bâton de toucheur de bœufs et, sa limousine sur l’épaule, grimpait bien vite « là-haut », 16, rue Cortot, dans son trou de feuilles, en plein bois… pour se désintoxiquer de la fumée, des hurlements des poivrots, des « galopins », de la sottise humaine… pour dormir à l’air et composer ses chansons en écoutant siffler les merles et chanter les fauvettes, dans les lilas de son « parc », – un parc de plus de 6 000 mètres !
C’est tout cela que je voulais visiter avec ce bon compagnon qui a vu et entendu tant de choses et qui sait si bien les raconter, et notre promenade paradoxale commença par le Sacré-Cœur pour finir au cabaret des Assassins… rue des Saules !
Il fait un temps tragique qui, d’ailleurs, n’est pas sans charme ; ce brouillard londonien, ce fog où nous nous enfonçons enveloppe les bicoques lépreuses d’une atmosphère de rêve ; à mesure que nous avançons, les ruelles, les masures, les arbres semblent émerger de gazes superposées.

Louise de Charpentier à l'Opéra-Comique, affiche de Rochegrosse © Paris Musées - Musée Carnavalet
Par la rue André-del-Sarte nous gagnons l’interminable escalier Sainte-Marie. Nous passons devant la maison haut perchée où le maître Gustave Charpentier composa ce chef-d’œuvre : Louise, et atteignons le haut de la Butte. Là, un affreux camelot, émergeant des buées, nous offre des cartes postales et des « médailles de la Basilique ». « Tiens ! le Rouquin ! s’exclame Bruant. Te voilà, affreux filou !... Je vous présente le pire voleur de chiens de la Butte… Ici, Toutou… Mais je t’ai prévenu, si tu as le malheur de toucher à Toutou, tu prendras la plus effroyable des purges… – Oh pas d’ danger, m’sieu Bruant, on les respecte vos quat’ pattes. – D’où sors-tu ? on m’a dit que tu venais de tirer deux ans d’ombre… Où avais-tu pigé ça ? — C’est parce qu’un agent m’avait vu donner un sou à un pauvre… Ça l’a épaté c’ t’ homme… ma prodigalité lui a paru suspecte… Il m’a empoigné… et aujourd’hui c’est la grande purée… Mauvaise saison pour les petites médailles… — Pas le temps de te plaindre, adieu… Donne tout de même deux cartes… – Oh ! merci, messieurs… »
Nous voici maintenant rue Cortot, venelle étonnante où les cimes d’arbres débordent de palissades et de murailles noircies par les pluies, couvertes d’inscriptions impossibles à reproduire ; c’est la « petite correspondance » des apaches et des pierreuses montmartrois… serments d’amour, serments de haine, injures envers les puissants du jour, imprécations contre les « flics », rien n’y manque… Au numéro 16, Bruant sonne, on ouvre ; nous pénétrons dans le pittoresque logis où si longtemps se lut, au haut des six marches de pierre qui y donnent accès, cette inscription : « Chansonnier populaire ».

Dessin de Steilen pour Les Hommes d'aujourd'hui (n° 348 - 1889) © BnF - Gallica
Bruant, plus ému qu’il ne veut le dire, Bruant à qui cette verdure sauvage rappelle toute sa jeunesse est là, planté sur un tertre, mâchant une herbe, les grosses bottes enfoncées dans la terre molle, roulé dans son large macfarlane ; sa fine tête de chouan résolu, coiffée d’un énorme chapeau de feutre, se découpe – nette comme un profil de médaille – sur le brouillard…

Dessin de Steilen pour "Dans la rue", chansons et monologues d'Aristide Bruant © Coll. part.
Bruant rêve à son « Mont-Martre », à ce peuple de bohèmes, de nomades, de jolies filles effrontées, de besogneux à l’insouciance ricaneuse, de « refileurs de comètes », de malheureuses créatures « dont le cœur est plus piétiné qu’un trottoir » ; à tout ce monde extraordinaire, effrayant, cynique et comique, roublard et ingénu, qu’il connaît mieux que personne… et nous nous éloignons émerveillés et pensifs pendant que Bruant fredonne :
Elle était tout’ blanche.
Mêm’ qu’en l’ensev’lissant
Les croqu’ morts disaient qu’la pauv'gosse
Était claqué l’ jour de sa noce
Ru’ Saint-Vincent !...
Du bruit, des lumières, des accords de guitare… Nous voici – rue des Saules – au « cabaret des Assassins »… Rassurez-vous, aimables lectrices, l’endroit n’est terrible que par l’enseigne. Quand nous entrons la « patronne des Assassins, », très émue, s’ingénie doucement à faire avaler un peu de lait chaud à un tout petit chat dont un « sale chien » vient d’endommager la patte… Une grande salle, des bancs, des tables cirées, deux ou trois tonneaux vides, au mur des affiches, une cheminée à hotte où flambe un bon feu, et le chansonnier de la boîte – qui dans la journée est potier, – un joli homme à la barbe frisée, vêtu d’un suroît et d’un pantalon de velours, saisit sa guitare et, les yeux mi-clos, soupire en notre honneur, d’une voix veloutée… les stances de Ronsard :
Agenouillés nous ferons
Les dévots selon la guise…
Georges Cain

(1) « Anciens Théâtres de Paris » – Eugène Fasquelle, Editeur – 1906 (avec une dédicace « au Maître Victorien Sardou »)
(2) Consulter l'article dans son état originel : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k288296h
Illustration © Affiche pour Aristide Bruant à l'Eldorado de Toulouse © Paris Musées - Musée Carnavalet
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