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Paris - Compte-rendu - Savall, maître à danser ludique


Il y a au moins deux natures musicales chez Jordi Savall. D’abord le soliste toujours inspiré – et immédiatement identifiable – qui a montré la voie à tant de talents qui comptent aujourd’hui dans l’univers de la viole et de la viole de gambe. A ce virtuose, nous devons la singulière proximité d’un Marin Marais ou d’un Couperin (celui des ineffables pièces de viole de 1728), devenus aussi familiers que le violoncelle de Bach ou le clavecin de Scarlatti. Et puis, il y a le chef (et le musicologue) qui reconstruit avec Hespèrion XXI et La Capella Reial de Catalunya l’immense répertoire vocal et instrumental des hautes époques, un brasseur d’intuitions fondatrices qui a contribué à remodeler radicalement notre imaginaire, confronté à l’inévitable rencontre – génératrice de fréquentes incompréhensions – des civilisations et des cultures.

Héraut de toutes les différences – un encyclopédique Livre-disque consacré à Jérusalem, la ville des trois religions, en témoignait tout récemment chez Alia Vox – il vient, animé par la même démarche, de célébrer à la Cité de la Musique l’Esprit de la danse, du Moyen Age au Baroque. S’agissant d’un vaste programme débordant, par delà la Méditerranée, vers l’Afghanistan à l’Est, et, loin à l’Ouest, jusqu’au Mexique de l’ère coloniale.
Précisément, Savall est idéalement à l’aise dans cette apologie du mouvement qui exalte l’âme et libère le corps et marie en un métissage stimulant musiques savantes et populaires. Rythmicien hors-pair, le geste chorégraphique, si j’ose dire, lui est familier ; une véritable seconde nature dont il connaît tous les détours, que ce soit dans le parcours très codifié d’un Makam à la cour des Sultans ou dans les scansions stylisées de la Basse Danse La Spagna, dont le nom trahit évidemment les origines.

Et puis, lucidité qui fait sa force, il sait mieux que personne que dans danse se cache le mot transe. Un dédoublement qui prend tout son sens dans des formes obsessionnelles, frangées de magie amérindienne, qui ne pouvaient se développer que dans une mystérieuse interaction entre le Nouveau Monde et la Tierra Madre : ainsi de la Chacona, née sans doute mexicaine, des Canarios et de la Folia, laquelle se métamorphosera, à la fin du XVIIe siècle, en un jeu de variations hypnotiques, à partir d’une basse obstinée, dont les plus grands auteurs feront leur miel.

Dans ces répertoires fédérateurs, le concert largement international de la Capella de Catalunya et d’Hespèrion XXI génère un son, disons pluriel qui réjouit l’âme en parlant aux sens. Et le ton reste aussi disert dans les deux extraits des Ludi Musici de Samuel Scheidt - le 3ème nom fondateur, avec Schütz et Schein, de l’école allemande - qui donnent son titre à l’exhumation. Avec une page qui vire à l’emblème : cette éloquente Galliard Battaglia, significativement partagée entre tradition harmonique luthérienne, virtuosité instrumentale à l’italienne et souvenir des « batailles » chères à l’ancêtre Janequin. Un sommet, parmi les cent bonheurs d’écoute prodigués par un collectif plus que jamais « œcuménique » dans son projet et ses sonorités, toutes bruissantes des rumeurs et des joies des hommes.

Roger Tellart

Cité de la Musique, 3 février 2009

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Photo : DR

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