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​Nelson Goerner en récital au théâtre des Champs-Elysées / Piano **** – Pure magie – Compte-rendu

 

 
Sous le prétexte que Nelson Goerner a déjà enregistré toutes les pièces du programme (1), le mélomane qui se serait « dispensé » d’aller l’écouter le 10 juin au théâtre des Champs-Elysées se serait privé d’un des plus grands récitals de piano de ces dernières années. Car, si certains interprètes envisagent la construction de leur répertoire comme une course d’obstacles dont il faut triompher pour aller toujours de l’avant, d’autres donneraient plutôt le sentiment d’aimer jeter un bien précieux dans une vaste étendue aquatique, et de plonger à sa suite. Scruter les profondeurs d’un texte, le saisir un temps, puis le lâcher pour qu’il s’enfonce (en vous) toujours d’avantage, puis l’approfondir à nouveau après une période d’ « abstinence », tel est leur chemin. Nelson Goerner, qui débuta en France en remplaçant au pied levé S. Richter à la Grange de Meslay dans la Sonate « Hammerklavier »  de Beethoven en 1990 – puis laissa passer vingt cinq ans avant de l’enregistrer – est de ceux-là.
      
Si certains de ses récitals ont pu donner le sentiment autrefois, qu’il lui fallait « fendre l’armure » durant la première partie pour prendre son envol, rien de tel en ce 10 juin. Pour débuter, une ouverture de récital que Goerner pratique depuis longtemps : la Polonaise-Fantaisie op. 61 de Chopin. Redoutable défi pourtant que de commencer un récital avec une pièce dont Chopin avait – une fois n’est pas coutume – longtemps cherché le titre. Car oui,  dans cette cette « chimère d’une improvisation composée » (Alain Lompech) il y a du nocturne – par exemple celui, assez long, juste après le choral médian, chanté, ce 10 juin dans un legato idéal, de l’étude, un zeste de mazurka, et du scherzo presque autant que de la polonaise. Sous les doigts de Goerner, les toutes premières volées d’arpèges brisés de l’introduction, magnifiques à la fois de simplicité et de projection du son, qui se déploient sur tout le clavier, s’envolaient non dans une salle fermée, mais en plein ciel. Dans cette pièce si étrange,  cette « photographie de ce que Chopin a de plus précieux et de plus personnel » (Dominique Jameux (2) ), le jeu de Goerner, dense, ample et,  même quand le feu de la Polonaise l’embrase, conservant une forme de « zénitude » qui n’est que l’apanage des plus grands (on songe ici à Arcadi Volodos dans le même genre de répertoire), donnait à ce patchwork une unité enfin trouvée.
 
Debussy – qu’au demeurant Goerner avait déjà offert au public parisien avec Martha Argerich le 30 mars dernier (3) – après Chopin. Estampes : beau statisme des Pagodes un peu irréelles à leur première évocation, tant Goerner réussit à créer par la finesse de son toucher, cet air asiatique tiède, saturé d’humidité, où flottent les résonances de gongs, de cloches, de cymbales balinaises, et où passe, en ombre silencieuse, quelque discret officiant … Le temps se suspend ; le travail de construction des couleurs est d’une poésie confondante. Tempo tout à l’opposé, ultra-rapide pour les Jardins, avec une averse qui fait fuir des enfants mutins sans qu’ils aient même eu le temps d’être mouillés, tant la pluie était fine et légère.
 La Soirée dans Grenade est, des trois Estampes, celle qui – de son propre aveu – lui sied le mieux. On a fermé les yeux, on sentait littéralement la nuit, la chaleur du jour n’en finissait pas de tomber, on voyait des couples se faufiler, par les rues et les ruelles pour s’enlacer, puis… Toute cette sensualité diffuse était dans ce toucher si varié, proprement inouï de précision et d’imagination (les guitares du début n’étaient pas les castagnettes de la fin de la pièce). Tempi subtilement organisés, conduite de la phrase, couleurs, pédale : une maîtrise rare (aucun brouillage – dans Debussy, quelle gageure !) fit de cette Soirée, de  la profondeur de son  mystère, un moment de pure magie.

 

On avouera une certaine difficulté à  devoir passer, le temps des applaudissements, de l’Espagne rêvée de Debussy à l’Espagne incarnée d’Albéniz. Mais d’entrée, Goerner inonde sa palette d’une lumière bien plus blanche que dans sa Soirée dans Grenade, et le tour est joué ! Le trait est net et précis. L’instantanéité avec laquelle Goerner, comme d’un coup de baguette magique, peut passer d’un moment ludique à l’expression – dramatiquement proclamée – d’une fierté bien ibérique (par exemple au beau milieu de Triana) est sidérante. Curieuse expérience : alors qu’alors que la langue musicale des deux cahiers est strictement contemporaine, Debussy semble loin, ailleurs, autrefois (en tous cas dans ses deux premières Estampes), tandis qu’Albeniz, dans le kaléidoscope qu’est chaque pièce, joué avec cette constante acuité, c’est de l’ici et maintenant. Quand on sait la difficulté d’un univers si foisonnant, si dense polyphoniquement, la suprême maîtrise de son tout récent enregistrement d’Iberia est un accomplissement hors du commun.
 
Les Etudes symphoniques op. 13 – titre dont l’adjectif vaut manifeste – ont longtemps été considérées comme une sorte de « chef-d’œuvre total » de Schumann. Maintenant qu’on y réintègre les cinq variations posthumes éditées (près de vingt ans après la mort du compositeur) « en bloc », ce cahier est devenu problématique : quelle forme lui donner ?  Avouons ici, malgré un jeu somptueux de sa première à sa dernière note, notre perplexité devant le choix de Goerner de jouer à la suite l’une de l’autre ces cinq variations posthumes après la 9ème variation d’origine, exactement comme dans son enregistrement de 2013.
 
Quelle que soit l’époque, la forme d’un créateur est son être. L’être Schumann est double. Il est Eusebius et Florestan. Sans doute pour échapper à ce qui lui semblait une étiquette qui l’aurait tenu à l’écart de la « grande route » des sonates et des symphonies, Schumann avait décidé au moment de la publication d’ôter de  cet op. 13 toutes les « études-Eusébius » (à l’exception de l’avant-dernière).  Maintenant qu’on joue toutes ces dix-sept études additionnées, pourquoi ne pas les jouer « à la Schumann », c’est à dire en modelant à nouveau cette structure « carnavalesque », qui est son bien propre, et qui fait alterner, dans tous les grands recueils, des pièces conquérantes et euphoriques (celles qui sont signées « Florestan »), avec des pièces poétiques, fragiles et si émouvantes signées Eusebius ? Pourquoi ne pas avoir profité de cette « remise en chantier », près de dix ans après l’enregistrement, pourquoi ne pas avoir tenté, par exemple, une version du type de celle Cortot, qui joue la première posthume (Eusébius) tout de suite après la première « officielle » (4) ?
 
Quoiqu’il en soit, après le tonnerre d’applaudissements qui lui valut la dernière variation, symphonique ô combien, jouée large et puissante, sans la moindre dureté – pour tout dire avec la noblesse que Goerner met en toute chose –, vinrent deux bis. Celle qui écrit ces lignes n’a pas souvenir d’être passé si vite d’un état de perplexité devant ce qu’elle venait d’entendre, à la folle admiration de ces deux bis : une Leggierezza de Liszt pulvérisant les sommets d’immatérialité déjà atteints par Claudio Arrau et Daniil Trifonov, mais surtout un Nocturne en ut dièse mineur op. posth. de Chopin dont Goerner a fait, ce soir-là, « une déploration d’une beauté pianistique irréelle mise au servie d’une éthique qui le fait aller à l’essence de la musique » (Alain Lompech dans Bachtrack).  En concert, autrefois, on a souvenir d’avoir entendu un Thierry de Brunhoff atteindre, de cette manière-là, ce genre de sommet.… Le prochain rendez-vous de Goerner en France dans un programme Chopin - Schumann, en hommage à Radu Lupu, est à La Roque d’Anthéron, le 13 août prochain (5)
 
Stéphane Goldet

Nelson Goerner au TCE (Paris), 10 juin 2022
 
(1) La Polonaise-Fantaisie op. 61 de Chopin en 2009 (WHLive 0039),  Les Estampes de Debussy en 2013 (ZZT 326), les Etudes symphoniques op. 13 de Schumann l’année suivante (ZZT 352) et Iberia d’Albéniz tout récemment (ALPHA 829)
 
(2) Chopin ou la fureur de soi (Paris, Buchet-Chastel, 2014)
 
(3) Un récital à deux pianos proprement éblouissant. Une même origine (l’Argentine), une même terre d’accueil où ils se fréquentent (la Suisse), trente ans de différence d’âge, et une sonorité littéralement de quatuor à cordes, un fusionnel de pensée, de style et de cœur dans les trois compositeurs du programme (Debussy, Mozart, Rachmaninov)
 
(4) Une proposition à nos yeux idéale, tant elle porte la signature de Schumann. Que ce soit dans  ses enregistrements de 1929 ou de 1953, Cortot joue toujours la première posthume dès après la première étude. Puis fait intervenir, après la 5ème, la 7ème puis la 9ème, les études posthumes (dans le désordre de l’édition, où elles apparaissent « en enfilade », sans ordre demandé ni nuances écrites). Intercaler, comme on le fait aujourd’hui (Goerner n’est pas le seul à avoir retenu cette option) tout le paquet des cinq variations posthumes après la 9ème, revient à fabriquer dans ce cahier de virtuosité, comme un« mouvement lent » d’une sorte de sonate….que ces variations ne sont pas.
 
(5) www.festival-piano.com/fpr_spectacle/22-08-13_21h_parc_goerner/
 
Photo © Jean-Baptiste Millot

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