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​Narcisse de Josephine Stephenson à l'Opéra de Rennes – Miroir sans alouettes – Compte-rendu

 
En matière de création contemporaine, on a tellement pris l’habitude d’assister à des soirées sans lendemain qu’il faut saluer une initiative comme celle de l’Arcal, grâce à laquelle une partition d’aujourd’hui peut être donnée, au fil des années, un grand nombre de fois dans des lieux variés. Narcisse, bref opéra d’une heure environ, composé par Josephine Stephenson, a ainsi été créé en 2019 à Saint-Quentin-en-Yvelines et, depuis, poursuit sa route à travers toute la France.
 

Benoît Rameau & Apolline Raï-Westphal © © Laurent Guizard 

Le sujet a été habilement choisi, et greffe sur le mythe antique bien connu un sujet tout à fait d’aujourd’hui, puisque ce Narcisse-ci est en fait une sorte d’influenceur ou du moins d’addict aux réseaux sociaux. La librettiste Marion Pellissier a imaginé un site appelé « Direct » dont les adhérents acceptent d’être filmés arbitrairement à n’importe quel moment de leur existence. Narcisse jouit ainsi d’une célébrité illusoire, jusqu’au jour où Chloé le pousse à sortir du cercle sans fin des images diffusées.

Sur ce thème, la Franco-Britannique Josephine Stephenson (née en 1990) a composé une partition pour deux chanteurs et deux instrumentistes présents sur scène, tous sonorisés, et si une partie de la musique est consacrée aux échanges écrits des deux personnages, ainsi qu’à une intervention pop où Narcisse offre son visage médiatique à ses fidèles, le reste développe un vrai lyrisme, avec une écriture vocale travaillée, sans succomber à la tentation hélas trop courante du parlé quasi systématique. Tout juste peut-on regretter que les dernières minutes, qui évoquent la libération du héros et la possibilité d’une autre vie, soient confiées aux seuls instruments : un duo unissant les voix aurait-il eu quelque chose de forcément cliché ?
 

Vendeur d'étoiles © Laurent Guizard

A Rennes, l’opéra est précédé d’une courte pièce qui semble avoir été créée en janvier 2023 à Eaubonne. Intitulé Vendeur d'étoiles, ce « prologue participatif pour chœur d’enfants », ici confié au Chœur de jeunes du Conservatoire de Rennes et à des élèves du Collège Clotilde-Vautier de cette même ville, présente un double mérite : il associe plus étroitement la population locale à l’événement (beaucoup de parents étaient présents dans la salle, ce samedi soir, et des séances étaient également destinées au scolaire) et il introduit le thème de l’opéra qui suit, puisque les enfants réunis sur la scène représentent les abonnés de Narcisse, qui l’admirent et le rejettent à la fois. Evidemment, la musique écrite pour ce prologue est très différente de celle de l’opéra : sur un texte très dense, non sonorisée, elle joue de configurations multiples dans l’association des voix, et l’on salue le travail accompli par les interprètes, toujours parfaitement intelligibles, sous la direction de leur cheffe de chœur, Mathilde Vincent, accompagnés au piano par Eun Hye Song, dans une mise en espace signée Marie Vires.

C’est Marion Pellissier elle-même qui s’est chargée de la mise en scène de l’opéra. La scénographie d’Anne-Sophie Grac a pour centre une boîte transparente, le logement de Narcisse, sur les parois de laquelle se projettent les images qu’il offre à ses abonnés (les vidéos de Nicolas Doremus et Jason Razoux renvoient parfois au mythe antique, quand le héros arbore un T-shirt orné de la fleur qui lui est associée, ou lorsqu’il se regarde dans l’eau d’un lac). Le reste du plateau est occupé par des bocaux de bonbons et par un ours en peluche, allusion à l’univers enfantin dans lequel vivent en fait des personnages « adulescents ». Le spectacle est admirablement réglé, avec des enchaînements impeccables entre les images préexistantes et l’action scénique. Aux côtés d’Emmanuel Olivier au clavier et à la direction musicale, et de Juliette Herbet (saxophones et contrebasse), les deux solistes vocaux, présents depuis la création en 2019, sont parfaitement rodés : si Apolline Raï-Westphal semble un peu moins sollicitée, Benoît Rameau – applaudi en Gonzalve de L’Heure espagnole il y quelques semaines à l’Opéra-Comique – est un Narcisse poignant dans sa détresse d’idole tourmentée.

Laurent Bury
 

C. Stephenson : Narcisse – Rennes, Opéra, 29 mars 2024
 
Photo © Laurent Guizard

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