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Matthias Goerne et Markus Hinterhäuser interprètent le Voyage d’hiver à Monte-Carlo – L’expression de la solitude à deux – Compte rendu

 

Aller faire le voyage d’hiver sous l’azur de la Riviera monégasque semble paradoxal. Encore que nous portons nos propres bagages d’hiver quels que soient la géographie et le climat – surtout lorsque l’invitation au voyage vient de qui l’a tant arpenté qu’on ne trouverait pas aujourd’hui guide plus sûr ni plus fraternel. Monaco étant une ville plus complexe que l’image qu’elle se donne, ne serait-ce que par sa topographie en étages, nous étions un peu perdus sur un parvis désert au-dessus de l’auditorium quand deux hommes bien mis nous aidèrent à trouver le chemin vers le lieu où nous allions nous retrouver quelques minutes plus tard, eux sur scène et nous dans la salle… Pas de guides plus sûrs ni plus fraternels. Au pluriel, parce que ce Voyage d’hiver, Matthias Goerne et Markus Hinterhäuser le font pour nous seuls mais à deux. Dans l’intimité à la belle acoustique d’une salle hélas pas remplie à la hauteur de l’événement, c’est à se demander ce qu’il faut programmer pour convaincre, ici ou ailleurs, les mélomanes de revenir sans contrainte de jauge à la musique vivante !
 

© Marie Staggat
 
Après un faux départ dû à cette fameuse espèce que l’on reconnaît à ce qu’elle ose tout, en particulier d’user de son smartphone pour voler l’âme du concert malgré le tabou explicite, nous voilà partis pour le voyage au bout de la nuit de Franz Schubert en vingt-quatre lieder, œuvre exceptionnelle dans l’histoire de la musique et dans le répertoire du baryton allemand qui l’a chantée plus de deux cents fois sur scène et enregistrée à quatre reprises depuis 1996 avec des pianistes différents, dont Alfred Brendel et Christoph Eschenbach s’il vous plaît. La dernière sauf erreur en 2014, en compagnie déjà du pianiste Markus Hinterhäuser, sous la forme d’une captation à Aix-en-Provence de la mise en espace graphique de William Kentridge (1).
 
Pas d’images animées ce soir sinon celles qui nous sont intérieures à l’écoute du cycle le plus universel qui soit – Matthias Goerne raconte l’avoir chanté avec la même émotion partagée sous toutes les latitudes, même les plus éloignées de la culture viennoise qui l’a fait éclore : « Cet être humain incarne tous les êtres humains de la planète, le Winterreise c’est le cosmos de l’humanité ». Noir, le cosmos. Une longue errance solitaire dans la glace et le froid d’un Wanderer romantique qui a tout perdu, jusqu’à l’image même d’un avenir, qui ressasse ses souvenirs, remâche le passé et suit en vingt-quatre stations un chemin de croix sans croix vers le rien.
 

© Idéale Audience – Mezzo & medici.tv

Le Voyage d'hiver à Aix-en-Provence en 2014 (m.e.e. William Kentridge) © Idéale Audience – Mezzo & medici.tv 
 
Depuis vingt-cinq ans, la voix de Matthias Goerne a changé. À l’inutile débat du « c’était mieux avant » – on serait prêt à parier que dès le deuxième récital de n’importe quel chanteur certains diraient que c’était mieux avant – on préférera parler de densité, d’intensité, on a lu quelque part la métaphore exemplaire de la « voix d’encre ». Quelques mots reviennent souvent dans les notes prises pendant le concert : rage, force, tension dans la première partie ; saisissement, désincarnation, silence dans la seconde. Et souvent et partout, l’engagement physique et la fièvre de l’hallucination. Matthias Goerne ne lâche le piano que pour faire un pas de côté, esquisser une ligne mélodique de la main, inspirer vers le ciel la note aiguë ou ployer la fatigue du voyageur sous la béquille du piano. Sa familiarité avec le cycle est telle qu’il y fait naturellement passer des énergies complémentaires, parfois prémonitoires. Ici un nocturne consolateur, là une chasse wagnérienne, ou la blessure d’Amfortas, jusqu’à effleurer par moments une tentation de Vienne façon Berg. Au-delà des frissons qui nous parcourent le corps quand sa voix fracasse la glace, au-delà de la nostalgie impalpable d’un oiseau aux os creux, il y a dans la posture du baryton, tantôt ours blessé, tantôt enfant perdu aux yeux clairs, une émotion de pair à pair. Chez les grands anciens intouchables, la diction et le timbre si singuliers de Dietrich Fischer-Dieskau étaient trop identifiables, et le désespoir de cendres de Hans Hotter trop funéraire pour atteindre à coup sûr l’universel ; Matthias Goerne, lui, n’interprète pas une partition de Schubert, il nous incarne : le voyageur d’hiver, c’est nous, à un moment ou un autre – à moins de n’avoir aucune sensibilité musicale.
 
« Le plus grand fléau de l’homme, dit-il encore à ce propos, est la solitude », celle qui vous exclut du monde, quand toute tentative de quoi que ce soit paraît vaine. D’où l’ambiguïté du dernier chant et de la seule silhouette vivante rencontrée sur le chemin, Der Leiermann (« Le joueur de vielle ») que Matthias Goerne voit comme une lueur, « une main tendue », et qu’on peut tout aussi bien entendre comme un Doppelgänger épuisé, la dernière ombre de soi-même avant l’effacement. Or l’exploration de cette solitude existentielle n’est pas une affaire solitaire ni un tableau monochrome. Le piano de Markus Hinterhäuser n’accompagne pas, il avance à hauteur, il trace le chemin, il ouvre des espaces, c’est la cascade du torrent et le scintillement des cristaux, ce sont toutes les émotions contradictoires du Wanderer mises au jour pâle des soleils fantômes. Il faut entre les deux musiciens, et tout spécialement ce soir-là, une complicité hors norme pour laisser ainsi la voix s’effacer dans les derniers chants, comme on marcherait un ou deux pas derrière dans le paysage de plus en plus vertigineux et de plus en plus désolé du piano. Jusqu’à l’ultime résonnance, l’accolade des deux et l’acclamation debout de nous autres, frères humains qui après Schubert vivons.
 
Didier Lamare

(1) Parue en blu-ray Naxos et disponible en streaming sur medici.tv
www.medici.tv/fr/concerts/schubert-winterreise-aix-en-provence-festival/
 
Monte-Carlo, Auditorium Rainier III, le 9 février 2022
www.opmc.mc/concert/recital-matthias-goerne/
 
Photo © Daniel Dittus

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