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« Ma Bayadère » de Jean-Christophe Maillot à Monte-Carlo – Retour vers le futur – Compte-rendu
« Ma Bayadère » de Jean-Christophe Maillot à Monte-Carlo – Retour vers le futur – Compte-rendu

Cette Bayadère chérie, que le chorégraphe raconte à sa façon explosive, avec son art du récit mobile, est-ce sa Rose, son Renard, est-ce lui-même, perdu non dans le désert mais dans ses souffrances enfin apprivoisées grâce à une danse qui l’a brisé à Hambourg, en un violent accident scénique, à 21 ans, avant de le régénérer ? Inspirée du célèbre ballet de Petipa, créé en 1877 à Saint-Pétersbourg, remontée d’innombrable fois, pour culminer sur l’opulente reconstitution de 1992, faite par Noureev pour l’Opéra de Paris – pour lui aussi c’était un acte reconstructeur mais qui hélas demeura symbolique – cette version intensément personnelle est une fresque où Maillot jette dans l’arène son passé, sa culture, ses rêves, ses drames, ses obsessions, et finalement sa joie d’une vie réussie, émergée à la force du chausson.

© Hans Gerritsen
Après l’amour de la danse, la danse amoureuse
Bouillonnante, cette vision se joue sur de nombreux tableaux, et notamment le premier, reprenant le cadre originel des coulisses et du studio de danse, d’où tout part, dans l’effort, la sueur, la discipline, la cohésion, les affrontements, pour aboutir à la performance suprême, qui doit tout gommer. En piste, les principaux protagonistes d’une histoire à tiroirs, qui passera par les multiples portes d’une renaissance : le chorégraphe enfoui dans son œuvre, le maître de ballet amoureux, le héros séducteur puis séduit, et dévoré de remords, comme le prince de Giselle, et les deux figures féminines qui s’affrontent, l’orgueilleuse étoile et la rieuse nouvelle venue, dangereuse par son innocence. De leur mortel conflit naîtra la liesse finale, porteuse de la griserie de la danse et du mouvement salvateur.

© Hans Gerritsen
Repères chorégraphiques
Histoire d’une vie de danseur-chorégraphe, donc, que cette plongée dans son parcours : survoltée, riche de symboles essentiels, comme la barre à laquelle s’accroche le travail du danseur classique, outil de discipline, de dépassement de soi, de façonnement d’un corps anonyme vers une silhouette toute d’harmonie et de maîtrise : un axe majeur, une planche de salut, un repère. Maillot, avec une habileté diabolique, qui ne pourrait être parlante sans le fabuleux niveau de ses danseurs, l’utilise comme un totem, ou un cap, et la fait survoler de façon jubilatoire, mais atrocement difficile pour ses interprètes, avec notamment, quelques déployés qui en épousent exactement la ligne horizontale, et, notamment pour la Bayadère, un tournoiement en attitude qui la survole comme but suprême. On suit l’histoire qui se déroule, mais on admire cette façon de ne jamais quitter l’emprise du studio de travail.

© Hans Gerritsen
Un conte initiatique
Puis, en rappel de l’orientalisme de l’histoire, voici qu’apparaît la Bayadère du ballet russe, dans un décor façon Taj Mahal, qui évoque l’original et projette le récit dans son cadre, théâtre dans le théâtre, pour ne pas en oublier l’essence. Enfin, l’histoire se conclut dans les vapeurs d’un monde onirique où tout flotte, les souvenirs et les corps, tandis que Niki, l’héroïne, telle une somnambule dans ses voiles blancs, réapparaît st survole un plateau où vont la rejoindre ses compagnons de studio. Mais contrairement aux notions de rédemption véhiculés par le deuxième acte de Giselle, laquelle se bat pour la vie et l’âme de son prince, ici, pas de leçon de morale, si de surnaturel difficile à prouver, mais une fête dansante, où chacun fraternise, retombe dans la vraie vie, y compris les deux ennemies, et bondit dans une ivresse presque bacchique. L’éternelle jeunesse de la danse gagne, et les plaies sont pansées.

© Alice Blangero
Un pan d’histoire
Quarante années ont passé depuis qu’a pris vie cette compagnie, devenue majeure sous la houlette d’un créateur porté à la fois par Caroline, une princesse bienveillante, comme dans un des contes que Maillot affectionne, et Bernice, une muse qui veille à faire entendre son style unique. Mais rarement, au sein d’une production plus que diverse, on aura assisté à un tel feu d’artifice d’affrontements, de tourbillons d’une prodigieuse virtuosité, avec des portés, qui font froid dans le dos et des grands jetés qui vont droit dans le précipice. Sans que jamais la performance ne l’emporte sur l’expression ni la justesse du geste, même le plus baroque. Dans le rendu des états d’âmes, tout est parlant, subtilement dessiné, chaque geste, pourtant imprégné des codes classiques, s’en détourne pour mieux en faire jouer les ressorts : on retient par exemple tout particulièrement la première apparition de Niki, sa Bayadère, qui épouse la barre de façon mutine ou sexy, avant de reprendre les cambrés torturés inspirés de Petipa, dans sa scène de désespoir. On reconnaît la force sensuelle, animale qui jette les corps l’un contre l’autre en des pas de deux tourmentés, déjà testée notamment dans la superbe Mégère apprivoisée, conçue il y a onze ans pour le Bolchoï.(1) On aime aussi que Maillot fasse tout d’un coup apparaître, comme une jouissive citation, la Danse infernale retravaillée par Alexeï Ratmansky d’après Petipa, pour sa propre relecture de La Bayadère, d’une irrésistible frénésie de gambades et de tambours.

© Alice Blangero
Une troupe hors normes
Partie de la glaise d’un studio de répétition pour culminer sur une apothéose de la danse, cette Bayadère conte allégoriquement l’histoire d’un homme, d’un artiste, qui a su trouver son chemin de vie dans la création et se libérer de ses entraves. Mais que serait-elle sans la superbe énergie, la passion, la beauté d’une troupe devenue à ce jour une véritable pépite, au service d’un art en péril. On est ébloui par le jeu de jambes absolument aérien tout autant que vigoureux de la fantastique Romina Contreras, héritière de la grande Marcia Haydée, qui fut l’une des muses de Neumeier et de Béjart, ébloui par la toute jeune Juliette Klein, dont on ne sait quoi le plus admirer, de ses pointes fines et de ses bras ondoyants comme peu de cygnes savent le faire aujourd’hui, sauf peut-être dans la lointaine Russie, à un sens du pathétique infusé dans chaque geste ténu, chaque inclinaison de tête, chaque ondulation séductrice ou désespérée, bacchante ou pleureuse. Et quel magnifique partenaire que Ige Cornelis, parfait porteur et acteur prenant, qualités qui font presque passer au second plan sa plastique d’Apollon, tandis qu’on est transportés par le magnétisme de Jaal Benoot, en chorégraphe ombrageux et de Michele Esposito, piquant maître de ballet.

Garrett Keast © Kiran West
Un astucieux travail musical
Avec un atout maître, car la musique de Minkus, plutôt montagne de banalités mélodiques, malgré quelques beaux moments, comme le fameux Ballet des Ombres, ainsi que la danse de mort de Nikiya, devenue Niki, a été élaguée et épicée par Bertrand Maillot : ce qui, sous la baguette endiablée de Garrett Keast, galvanisant l’Orchestre Philharmonique de Monaco, la rend plus digeste. Tandis que les costumes et décors des Kaplan père et fils, ajoutent au charme par leur simplicité, sans parler du délicat tableau indien, dont les éléments décoratifs ont été rachetés au Staatsballett Berlin, pour lequel Jérôme Kaplan les avait dessinés lors de la production de Ratmansky en 2018. Bref, on eut Notre Faust, de Béjart, Ma Pavlova de Roland Petit, conçu pour sa divine étoile Dominique Khalfouni, on doit aujourd’hui compter avec Ma Bayadère, de Maillot : un nouvel Hymne à la Joie, lancé comme un aveu vital par un créateur qui sait tirer le meilleur de son parcours et de ses acquis. Et permet de saluer en beauté les 40 ans de la Compagnie monégasque.
Jacqueline Thuilleux

« Ma Bayadère » (mus. L. Minkus / chor. J.-C. Maillot) – Monte-Carlo, Grimaldi Forum, 27 décembre 2025 ; prochaines représentations les 30, 31 décembre 2025, 2, 3 & 4 janvier 2026 // www.balletsdemontecarlo.com/fr/saison-2025-2026/ma-bayadere-jean-christophe-maillot
Photo © Hans Gerritsen
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