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Liesbeth Schlumberger en récital à Radio-France – Défi acoustique – Compte-rendu

 
Un défi, toujours pour cette même raison qui oblige à revoir notre manière d'appréhender le répertoire : l'acoustique courte de l'Auditorium de Radio France, en elle-même non porteuse, pour l'orgue, tant du son que de l'intention (tout incombe au musicien, à force d'écoute et de volonté), du moins à nos oreilles bercées par celle des voûtes, maillon primordial de la projection du son.
 
Originaire d'Afrique du Sud et initialement formée à Pretoria auprès de Stephan Zondagh, puis installée en France et poursuivant son cursus auprès de Marie-Claire Alain, d'Huguette Dreyfus pour le clavecin, de Jean Langlais pour l'improvisation mais aussi de Jean Boyer à Lille, qu'elle assiste (1996) au CNSM de Lyon – où elle enseigne aujourd'hui au côté de François Espinasse –, Liesbeth Schlumberger est titulaire depuis 1994 de l'orgue du temple de l'Étoile à Paris, dont la saison de concerts est des plus intéressantes (1).
 
Deux monuments du répertoire symphonique en lien avec des églises parisiennes aux acoustiques généreuses bien que très différentes : la Trinité et Saint-Sulpice, encadraient une création mondiale (initialement prévu pour la saison 2020-2021, le concert avait dû être reporté – il sera diffusé sur France Musique le mercredi 8 décembre à 20 heures). Un a priori presque légitime pouvait faire redouter que les premier et dernier mouvements de L'Ascension de Messiaen, en ouverture de soirée, ne manquent d'élévation. Ce ne fut absolument pas le cas, Liesbeth Schlumberger, par sa registration dense et enveloppante, parvenant au gré d'un flux d'une souplesse enrichie d'infimes accents vivifiant le discours, également par une progression dynamique jamais brisée, à porter sans faillir ces pages extatiques. Si les Alléluias sereins (II), quasi chambristes et peut-être mieux à même de mettre à profit un orgue de salle, n'imposèrent qu'à moitié leur lumière, les fameux Transports de joie (III), bien que virtuoses et d'une franche énergie, manquèrent tout simplement de corps, qu'il s'agisse de la pâte sonore, d'un relief trop mat, ou du retour acoustique qu'autorise, ou pas, la salle.
 

Gilbert Amy © Jacqueline Salmon
 
Contrairement à tant de ses contemporains, Gilbert Amy, qui assistait à cette création, n'a pas dédaigné l'orgue, instrument qu'il connaît bien. En témoignent tout particulièrement ses trois Inventions de 1993-1995 (révisées en 2001 et enregistrées l'année suivante par François Espinasse pour le Festival Toulouse les Orgues à l'orgue Kern de la cathédrale Saint-Étienne, Hortus 025), désormais complétées de cette Invention IV qui, à elle seule, dépasse en durée la moitié des précédentes réunies : une œuvre sophistiquée et mouvante explorant les extrêmes, agrégation d'une multitude d'éléments cursifs et vigoureusement individualisés dont on s'émerveille de voir à quel enchaînement structurellement parfait ils conduisent, formant un tout aussi cohérent que multiforme. Le compositeur, dans le programme de salle, explique sa démarche, confirmant une esthétique symphonique-moderne sur le plan instrumental, le Grenzing assumant ici magnifiquement son rôle.
 
Le concert se refermait sur la plus célèbre des Symphonies de Widor, la Cinquième. Créée par lui-même à l'orgue Cavaillé-Coll du Trocadéro, dont l'acoustique était notoirement défectueuse… sauf pour l'orgue !, l'œuvre peut revendiquer cette double nature : voûte d'église, dôme de salle (mais vaste). Si les Variations initiales ont su tirer parti du Grenzing sous les doigts de Liesbeth Schlumberger (le Récit boîte fermée reste néanmoins dépourvu de magie, ce dont souffrent effet de distance et étagement des plans sonores), l'Allegro cantabile chambriste restitua toute la poésie de cette page inventive. Quant à l'imposant Andantino quasi allegretto médian, moment de l'œuvre le plus foncièrement symphonique au sens proprement orchestral, il puisa dans la variété et l'intensité des jeux de fonds une présence souveraine. De nouveau le manque de mystère se manifesta dans l'Adagio sur gambe et céleste (impossible de ressentir l'élégiaque Flûte de 4 pieds, qui chante en solo à la pédale, comme tombant du ciel, nimbée des battements du manuel), mais le flux, une fois encore, parvint à communiquer un vrai sentiment de suspension du temps – avant une Toccata pleine d'énergie quoique sans vent de folie, tonique mais droite, souffrant de la même faiblesse d'impact que les Transports de Messiaen, quand il faudrait pouvoir saisir l'auditeur et ne plus le lâcher, plus encore sur la durée. Un programme risqué en un tel lieu, mais une expérience indéniablement à tenter, dont l'interprète sort avec les honneurs.
 
Michel Roubinet

Note : Signalons qu'après le Bach-Escaich de Thomas Ospital et L'art de la transcription par Vincent Genvrin, un troisième CD enregistré à l'orgue Grenzing de l'auditorium est annoncé pour le 12 novembre dans la collection Radio France Tempéraments (2) : Rivages (Bach, Mozart, Mendelssohn, Liszt + improvisations), par Karol Mossakowski – actuel organiste en résidence de Radio France –, lequel sera aux claviers de l'instrument lors du prochain concert d'orgue, le 21 décembre (3).

 
 
Paris, Auditorium de Radio France, 19 octobre 2021
Programme de salle
fr.calameo.com/read/0062964521ec47ebbd560?page=1
 
 
(1Les Rendez-vous musicaux de l’Étoile
etoile.pro/culture/musique-orgue
 
(2) Collection Radio France Tempéraments
www.radiofrance.com/les-editions/collections/temperaments
 
(3) Prochain concert d'orgue à Radio France, le 21 décembre 2021 (en direct sur France Musique), avec Thomas Solivérès, récitant
https://www.maisondelaradioetdelamusique.fr/evenement/concert-dorgue/christmas-karol-orgue-et-recitant/concert-de-noel

Photo © DR

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