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Les Troyens à l’Opéra de Carlsruhe - Un Retour historique - Compte-rendu

Carlsruhe (1) bénéficie d’un rare privilège : trônant régulièrement, dans nombre de monographies, comme le siège de la première mondiale de l’un des plus grands chefs-d’œuvre du répertoire lyrique, Les Troyens, en 1890 sous la direction de Felix Mottl. Bien après la disparition de Berlioz, qui n’avait pu assister qu’à la seconde partie de son opéra, intitulée pour la circonstance Les Troyens à Carthage (2)... C’est donc sous les auspices de cette flatteuse réputation (reprise par le programme de salle) que s’annonçait la nouvelle production au Staatstheater. Même si ladite réputation, en regard de la véritable première, reste sujette à caution …

Mais la ville elle-même recèle d’autres particularités, et pour tout dire une forte personnalité. C’est un modèle cité utopique (comme Mannheim, Turin, les archétypes espagnols des villes des Amériques ou… Versailles), au plan idéalement tracé, par la volonté du grand-duc de Bade au XVIIIe siècle, rayonnant à la façon d’un soleil à partir du château et de sa tour centrale, d’où convergent toutes les voies. Une autre Carthage ! regorgeant en outre de références à l’Antiquité dans son architecture et son urbanisme, avec obélisque, pyramide, colonnades, frontons doriques, statuaires inspirées de la mythologie grecque… dont on regrette seulement que la production des Troyens dans cette ville si évocatrice n’ait pas su profiter.

Puisque la mise en scène de David Hermann ne verse pas spécifiquement dans la beauté antique, mais plutôt du côté d’une abstraction aux relents de crasse. Le rideau s’ouvre ainsi sur un plateau grisâtre parsemé d’une série de panneaux obliques, eux-mêmes percés de herses charbonneuses, l’ensemble griffé de salissures et peuplé de personnages dépenaillés ou sortis d’une cuve de goudron. L’esprit est donné, celui d’une laideur affichée – et déjà vue par ailleurs. Peu après, pour la scène finale du premier acte, plane un ballon gonflable bitumineux en forme de zeppelin, venu des hauteurs de la salle jusqu’à celles de la scène, image naïve et brutale du présage menaçant de l’entrée du Cheval de bois.

Passé de premières irritations, force est cependant de reconnaître que tout s’anime avec une vigueur frappante, dans l’horreur annoncée qu’exprime l’épisode de Troie. L’intervention des masses chorales, envahissant la salle comme la scène, contribue à l’impact impressionnant. Après l’entracte, l’illustration de la neuve Carthage vise tout aussi juste, avec Didon haranguant la foule (des spectateurs ?) depuis un garde-corps du premier balcon, soutenue par le chœur, costumé à la façon de disciples du Grand Timonier (le petit livre rouge en moins, mais dans le sentiment de phalanstère bâtisseur de Carthage), réparti lui aussi dans la salle. Saisissant ! Mais voilà que la scène s’ouvre, enfin, pour laisser Didon et Anna dans un intérieur assez croquignolet, entre un divan et des objets domestiques, étagés sur trois petits plateaux.

Les épisodes suivants oscilleront ainsi avec peine entre insignifiance, nudité violemment éclairée, noirceur obligée et absence désolante : comme l’ultime scène, qui abandonne Didon solitaire et sans trop savoir quelle posture adopter, cloîtrée dans une cavité blanche sur fond d’une action disparue dans un arrière-plan de ténèbres impénétrables. La puissance, indéniable, des premières situations, reflets de la portée prémonitoire et incantatoire de l’œuvre, tourne donc ensuite à vide, dans une sorte de système qui se dilue et frise le néant, à la recherche d’idées.

Musicalement, l’impression serait du même ordre, partagée. Déplorons – chapitre trop souvent obligé pour les représentations des Troyens, hors la salutaire exception de Valence il y a deux ans – les coupures : ici les ballets aux premier et quatrième actes, et les Entrées au troisième acte ; dénaturant de fait une structure héritière de la Tragédie lyrique française. Ces dommages sont peut-être imputables à une mise en scène débordant jusque dans la salle, où ballets et défilés ne pouvaient assurément trouver place... Paradoxalement, cette même conception favorise la restitution sonore, dans une proximité qui ébranle. Sachant, d’une manière générale, venant de la fosse ou de la scène, la réelle présence acoustique de l’anonyme et moderne Staatstheater (bâti après la guerre et le bombardement du Hoftheater de cour où furent célébrés Les Troyens en 1890).

Qualité des plus remarquables ! apte à restituer les terreurs et les infinies subtilités d’une musique à nulle autre pareille. Sous la baguette de Justin Brown – le grand vainqueur de la soirée – l’orchestre éclate ou scintille, se fait brise diaphane ou force percutante, sans jamais perdre de sa lisibilité. Les chœurs sont fermes, malgré quelques décalages lors de leurs évolutions aux différents coins du théâtre. Quant à la distribution vocale, elle convainc par son homogénéité. Les rôles sont parfaitement choisis, de l’Ascagne de Stefanie Schaefer, à l’Iopas d’Eleazar Rodriguez et l’Anna de Karine Ohanyan (toutefois desservie par un dispositif scénique qui l’éloigne en fond de plateau et de sa partenaire, pour son duo avec Didon). Et tous, avec une excellente élocution française, indispensable pour l’émission vocale même (à mettre au compte du travail de répétiteur de Pascal Paul-Harang, confronté à une troupe du théâtre aux origines les plus internationales).

Christina Niessen délivre une Cassandre emportée, malgré quelques duretés ponctuelles. Mais à Heidi Melton revient la palme, Didon frémissante et ardente, sans un instant de fléchissement. L’une des meilleures incarnations de ce rôle ces dernières années ! Reste le cas de John Treleaven, Énée souvent faux et aphone, mais qui réserve, quand on ne l’attend plus guère, quelques élans soutenus. On passera sur ses défauts vocaux, résultat d’une technique fruste (son contre-ut hideusement arraché ! qui aurait nécessité une appropriée voix de tête) mais aussi, vraisemblablement, d’une récente intervention chirurgicale subie par le chanteur. Au bout du compte, et contre toute attente, des Troyens mieux gratifiants que ceux de la grande maison du Deutsche Oper de Berlin il y a un an.

Et c’est ainsi que Les Troyens poursuivent une carrière florissante en Allemagne. Alors que l’opéra s’annonce à Londres, New York, Madrid, Vienne, la Scala… Seule la France semble en retrait, où l’on ne voit toujours pas le grand œuvre de Berlioz se profiler à l’horizon. En attendant, Paris peut toujours s’en remettre au Faust de Gounod…

Pierre-René Serna

Berlioz : Les Troyen - Carlsruhe, Badische Staatstheater, 15 octobre 2011
www.staatstheater.karlsruhe.de

1. Nous reprenons ici la graphie Carlsruhe, fidèle au français traditionnel, et même à l’intitulé tel qu’il figure sur plusieurs inscriptions anciennes dans la ville. Au rebours du plus international Karlsruhe, communément en usage aujourd’hui.

2. Voir à ce propos notre ouvrage Berlioz de B à Z, chez Van de Velde.

Photo : Markus Kaesler
 

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