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Les Troyens à l’Opéra Bastille - Grande ambition, effets circonscrits - Compte-rendu

Grande ambition assurément, que cette nouvelle production des Troyens à la Bastille, mais qui n’atteint pas toujours ses objectifs. Tel est ce spectacle qui entend clore le cycle des opéras de Berlioz entrepris saison après saison à l’Opéra de Paris, marquer l’année 2019 des 150 ans de la disparition du compositeur, célébrer les trente ans de l’ouverture de la Bastille (en 1989, puis avec ces mêmes Troyens comme tout premier opéra en 1990). La production se veut aussi un double hommage : dédiée qu’elle est à Pierre Bergé, disparu il y a un peu plus d’un an, militant de la cause de cet opéra et ancien président d’honneur de la maison lyrique parisienne, avec de surcroît la reprise du rideau de scène de Cy Twombly qui ouvrait le 17 mars 1990 la salle au public ; et à Gerard Mortier, disparu en 2014, chez qui l’œuvre tenait à cœur et qui devait la programmer différentes fois dans les institutions qu’il dirigeait (la Monnaie de Bruxelles, Salzbourg, ici même à la Bastille, ainsi qu’en projet au Teatro Real de Madrid avant que sa fin le surprenne).

 
Autant dire un spectacle placé sous des signes solennels. La grande fresque de Berlioz s’y prête certainement, qui conjugue moyens imposants et inspiration élevée. Et la production s’avère en rapport, avec des ingrédients de premier choix. Si ce n’est que se manifestent quelques limites. Déjà, le programme de salle accumule une éprouvante série de contre-vérités : non, Berlioz n’est pas « mort l’année suivante » (en 1864 !) de la création des Troyens à Carthage ; Les Troyens donnés en 1921 à l’Opéra de Paris n’étaient pas « en intégralité » ; l’opéra n’a pas été composé en « 1863 » !... Par ailleurs, le livret reproduit dans ce même programme proclame une division entre La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage, au rebours de la version retenue d’une seule coulée, peu ou prou celle de 1861 établie par la partition éditée chez Bärenreiter (1). Peu ou prou, car il faut aussi compter avec différentes coupures : relativement peu dommageables (les « Entrées » du 3e acte, les ballets du 4e acte, un passage du duo entre Anna et Narbal) et beaucoup plus impardonnables (un moment du Chant d’Hylas au 5e acte, puis toutes les scènes qui suivent, y compris le duo bouffe et shakespearien des sentinelles, avant l’air d’Énée).

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre) © Vincent Pontet - OnP

Mais les ingrédients, comme nous disions, témoignent d’une juste appréciation, côté chanteurs, et d’une volonté d’innovation, côté mise en scène. Celle-ci revient à Dmitri Tcherniakov, régisseur éprouvé et non sans talent. De fait, les deux premiers actes se révèlent saisissants tout en visant juste. De froids immeubles dévastés façon Beyrouth bombardé figurent la ville de Troie en guerre, comme un Orient de tous temps ravagé (Beyrouth n’est géographiquement pas si éloigné du site de Troie), où s’ébat une foule bariolée en proie à de folles agitations. Dans un cadre lumineux, sorti d’une salle de palais, déambulent le roi Priam et sa cour parmi de vaines mondanités. Images opposées et d’une cruelle actualité, qui soulignent l’intemporalité du sujet. On relève, en passant, l’illustration au plus près des didascalies de la partition dans l’entrée et la sortie des personnages du drame. Entre flammes et ténèbres : impressionnant !
Après l’entracte, changement de décor et changement d’atmosphère : la tension se dilue dans des actes carthaginois plantés dans un hôpital (du déjà vu ! si l’on pense en autres à la récente Traviata du Théâtre des Champs-Élysées), avec ses artifices dans lesquels l’action concorde plus ou moins. Énée et Didon dispensent alors leur duo, isolés chacun de part et d’autre de tables en formica (cette fois, sans respect d’une didascalie qui prévoit leur éloignement final en coulisse). Et le reste, les personnages affalés sur des chaises longues, la fin de Didon devenue directrice de l’établissement hospitalier avalant des barbituriques, à l’avenant…
 
Mais on reconnaîtra une direction d’acteurs scrupuleuse où aucun geste n’est laissé au hasard. La distribution vocale en bénéficie, avec une réelle présence scénique et sus d’un chant particulièrement adapté. Si ce n’est que l’ampleur de la Bastille ne le favorise pas toujours. Ainsi de Stéphanie d’Oustrac, magnifique Cassandre de caractérisation et de projection déliée, mais quelque peu lointaine. Ekaterina Semenchuk (remplaçant Elina Garanča, initialement prévue) pâtirait du même contexte, Didon pourtant soutenue d’un élégant legato. Deux éloquentes interprètes que l’on a hâte de réentendre dans ces rôles – une prise de rôle pour d’Oustrac et une reprise pour Semenchuk. Brandon Jovanovich, autre remplaçant (cette fois de Bryan Hymel), maîtrise pour sa part ces conditions acoustiques, Énée vaillamment lancé tout en sachant nuancer (l’andante de son air final), dont on regrettera seulement les aigus forcés (le contre-ut du même air).

Cyrille Dubois (Iopas), Christian Van Horn (Narbal), Ekaterina Semenchuk (Didon), Aude Extrémo (Anna) © Vincent Pontet - OnP
 
Même adéquation parmi les seconds rôles. Aude Extrémo délivre une vibrante Anna, dans un registre de sombre mezzo des mieux circonstanciés. Stéphane Degout, Christian Helmer, Michèle Losier, Cyrille Dubois, Christian Van Horn, forment de judicieuses et justes incarnations pour Chorèbe, Panthée, Ascagne, Iopas et Narbal. Véronique Gens constitue pour sa part tout un luxe, pour une Hécube cantonnée à quelques mimiques et de rares interventions dans l’Ottetto du premier acte. Bref, un sans-faute du plateau des solistes, n’étaient les conditions défavorables susmentionnées.
 
On serait plus réservé pour le chœur, largement mis à contribution, qui s’embourbe trop souvent dans la confusion, notamment lors des moments où il est soumis à une rude animation scénique (chœur d’entrée, Ottetto du 1er acte, 3e acte). En raison probablement aussi d’une direction insuffisamment nette et précise. Philippe Jordan maintient une battue assez uniforme, plutôt allante, mais étale, dans une sorte de constant mezzo-forte (que Berlioz fustige !) où ressortent peu les mille détails d’une partition méticuleusement écrite. Sylvain Cambreling, en 2006 pour la même œuvre en ce même lieu, savait faire preuve d’une vigilance autrement plus acerbe dans sa direction. Final donc en demi-teinte pour Jordan, de son parcours des opéras de Berlioz, avec les fortunes diverses d’une Damnation de Faust et d’un Benvenuto Cellini à la hussarde en passant par un Béatrice et Bénédict en version de concert plus finement dosé. L’orchestre se conforme, avec parfois de belles couleurs, au sein d’une restitution sage quand on aurait attendu le relief que l’œuvre réclame et appelle. Peut-être, pour l’orchestre aussi bien que pour le chœur, au fil des prochaines représentations…
 
Pierre-René Serna

(1) Pour résumer : Berlioz achève son opéra en 1858 ; devant les tergiversations de l’Opéra de Paris, il le révise pour aboutir en 1861 à une deuxième version ; puis il le scinde en deux parties, La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage, avec de nouvelles modifications, à destination des représentations de cette seule seconde partie en 1863. Pour plus de détails, on pourra consulter nos ouvrages Berlioz de B à Z (Van de Velde) et Café Berlioz (Bleu Nuit, tout récemment paru).
 
Berlioz : Les Troyens – Paris, Opéra Bastille, 25 janvier ; prochaines représentations les 28, 31 janvier, 3, 6, 9 et 12 février 2019 // www.concertclassic.com/concert/les-troyens-0
Retransmission sur ARTE et Arte concert en différé le 31 janvier 2019 à 22h45.
 
Photo © Vincent Pontet - OnP

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