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Les Sacqueboutiers de Toulouse interprètent Gabrieli - Venise sur Garonne – Compte-rendu

Toujours dirigés avec ferveur et une bienveillance chaleureusement méridionale par Jean-Pierre Canihac, cornet à bouquin et l'un de leurs fondateurs, Les Sacqueboutiers, Ensemble de cuivres anciens de Toulouse, témoignent d'une activité débordante et particulièrement variée, poursuivant avec maestria la confrontation d'œuvres anciennes et contemporaines. Entendu aussi bien dans les Vêpres de la Vierge de Monteverdi (l'un des piliers de leur répertoire) que dans celles, en création, de Philippe Hersant en ouverture et en clôture de l'année jubilaire de Notre-Dame de Paris (cf. comptes rendus des 8 janvier 2013 et 13 janvier 2014), l'ensemble proposait en début de saison deux programmes singuliers : Musiques au temps de l'Occitanie cathare et création de 1213 – Bataille de Muret, « épopée lyrique en cinq tableaux » de Patrick Burgan, concert donné à Muret en septembre dernier avec l'Ensemble Scandicus, cependant que Toulouse entendait le mois suivant un programme européen autour de la Messe de l'Homme Armé de Pierre de la Rue (1460-1518), avec l'Ensemble Clément Janequin et en ouverture du Festival Toulouse les Orgues.
 
Au moment même ou paraît chez Flora un DVD superbe et non moins singulier – Don Quichotte, spectacle multimédia plein d'esprit capté sur le vif en avril 2013 à Odyssud (Blagnac), avec notamment la soprano Adriana Fernandez, le ténor Pierre-Yves Binard, le récitant Julien Geskoff et quatre marionnettistes pour donner vie au héros de Cervantès, fascinante marionnette presque plus grande que nature et formidablement graphique, quasi piranésienne – Les Sacqueboutiers inauguraient, le 20 février dernier à l'Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines de Toulouse, un ambitieux programme baptisé Venise sur Garonne.
 
Ambitieux et véritable concert événement, à la hauteur des fastes de Venise, dans la mesure où il est rarissime de pouvoir entendre ces œuvres parmi les plus exigeantes de Giovanni Gabrieli (c.1554/1557-1612), auquel Les Sacqueboutiers durent pour ainsi dire leur raison d'être lors de leur création en 1976. Jusqu'à dix sacqueboutes étaient ici requises, le programme se refermant sur la plus démesurée, par sa disposition, composition instrumentale de l'époque : la Sonata XX à 22 parties réelles ! Organisé en collaboration avec le Conservatoire de Toulouse, ce concert d'une vraie dimension pédagogique, indissociable de l'activité générale des Sacqueboutiers (avec répétition dans l'après-midi dédiée au jeune public), permit aussi d'entendre des « élèves » (de quel niveau !) du Conservatoire National Supérieur de Lyon et du CRR de Toulouse, ainsi que trois membres de l'Orchestre National du Capitole de Toulouse, dont David Locqueneux, trombone solo jouant ici sur instrument ancien. Il fallait bien la synergie de toutes ces forces vives pour répondre au défi de faire revivre les fastes de Saint-Marc, bien que dans une acoustique certainement plus favorable, loin des huit secondes de réverbération de la basilique palatiale : nullement sèche et d'une clarté optimale, celle de l'Auditorium, créé dans une ancienne église mais non voûté, permit de saisir magnifiquement, par l'oreille et le regard, le moindre méandre de cette musique d'une extrême et ductile précision rythmique, si riche et puissamment évocatrice, fastueuse mais jamais démonstrative, grandiose et édifiante mais d'un équilibre tel qu'elle en paraît apaisante.
 
Après une improvisation, avec tambour solo, sur une basse de trompette de Cesare Bendinelli (1614), se succédèrent Canzoni et Sonate de Gabrieli issues des Symphoniae Sacrae de 1597 et de 1615, florilège haut en couleur et d'une diversité inouïe due à l'incessant renouvellement de la distribution instrumentale – consorts par famille unies ou, le plus souvent, mêlées : jusqu'à trois violons et alto, quatre cornets à bouquin, quatre bassons et donc dix sacqueboutes, le tout enrichi du soutien de trois orgues positifs ponctuant une disposition en arc de cercle – l'irremplaçable Yasuko Uyama-Bouvard, d'un instrument à l'autre, mais aussi deux élèves du CRR de Toulouse, Maiko Kato et Kaori Sakai : tous les claviers étaient japonais ! Aux monuments polyphoniques de Gabrieli à deux ou trois chœurs, cette alternance multiforme fit répondre des pages véritablement chambristes bien que d'une ampleur musicale tout aussi impressionnante : La Spiritata à deux violons et deux bassons (collection Raveri, 1608), superbe, ou encore la Canzon prima à 5 de Gabrieli, pour deux violons, cornet, basson et sacqueboute. Sans oublier la délicieuse Canzon in eco à 3 de G.M. Cesare (Musicali melodie, 1615) : à Jean-Pierre Canihac soliste répondaient en coulisse deux cornets en double écho – diminutions virtuoses et fusées pour une véritable musique de l'espace.
 
Au cœur de la première partie, l'une des Symphoniae Sacrae de 1597, du 7ème ton et à 8 parties, fut jouée, sous la direction de Jean-Pierre Mathieu, cofondateur des Sacqueboutiers, par les « élèves » sur instruments modernes – l'occasion de comparer et de prêcher pour l'instrument ancien : quatre trompettes et autant de trombones, plus violemment sonores que leurs ancêtres les cornets à bouquin et les sacqueboutes, le velouté ou la délicieuse et mouvante « incertitude » des timbres patinés en moins, mais d'une flamboyance à tous égards magistrale. Les mêmes firent retentir en seconde partie et en création une Canzon à 8 dans le style vénitien puis une Canzon primi toni, toujours à 8 et en deux chœurs, de Cyril Chantelot, dans la pure tradition d'écriture d'un Gabrieli, petites merveilles polyphoniques d'aujourd'hui et faire-valoir de la virtuosité et de la discipline de ces remarquables jeunes musiciens. L'ensemble du programme, dont certaines pièces furent conduites par Philippe Canguilhem (basson) et Daniel Lassalle (sacqueboute) se referma donc sur le monument de Gabrieli à 22 parties – 25 musiciens avec les trois organistes –, soit cinq chœurs distribués dans le vaste espace (dont un, d'une troublante douceur, réunissant quatre membres de la famille des hautbois anciens, de la basse au soprano), tour à tour solistes, mêlés, superposés, additionnés, pour une confondante plénitude ne rimant cependant pas avec force et éclat délibéré : une sobre et grave apothéose lyrique et noblement scandée, pure splendeur par instants méditative, et redonnée en bis puisqu'il était impossible de s'élever davantage. Ce programme sera enregistré début mars (juste avant une tournée aux États-Unis avec l'ensemble Artek), couronnement d'une résidence des Sacqueboutiers au Conservatoire de Toulouse, pour une parution chez Flora au début de l'automne. Sans être nécessairement féru de technologie, on peut imaginer combien le SACD multicanal ferait en l'occurrence merveille – jusqu'à précisément cinq chœurs.
 
Michel Roubinet
 
Toulouse, Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines,  20 février 2014
 
 
Sites Internet :
 
Les Sacqueboutiers de Toulouse
www.les-sacqueboutiers.com
 
Disques Flora
www.labelflora.net/fr/
 
CRR de Toulouse / Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines
conservatoirerayonnementregional.toulouse.fr/index.php?post/L-auditorium-Saint-Pierre-des-Cuisines
 
Odyssud / Ville de Blagnac
www.odyssud.com
 
Photo © Patrice Nin

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