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​Les Archives du Siècle Romantique (62) – Lancelot de Victorin Joncières vu par Adrien Bernheim

Le printemps 2022 est décidément celui des raretés lyriques, grâce au Palazzetto Bru Zane : quelques jours avant la résurrection de la Hulda de César Franck à Liège (15/05), Namur (17/05) et Paris (1/06), l’Opéra de Saint-Etienne promet d’attirer les curieux avec celle du Lancelot de Victorin Joncières (photo, 1839-1903), à l’affiche pour trois représentations (6, 8 & 10 mai), sous la direction d’Hervé Niquet et dans une mise en scène de Jean-Romain Vesperini. Une proximité d’ailleurs assez cohérente dans la mesure où Joncières, compositeur doublé d’un critique musical, loua toujours avec vigueur l’art du maître liégeois – il compta aussi parmi les premiers défenseurs de Chabrier.

Fils d’avocat, Joncières fut d’abord tenté par la peinture avant de se tourner vers la musique. Après un passage rapide (1859-1860) au Conservatoire de Paris (dans les classes d’Elwart en harmonie et Leborne en contrepoint) où sa wagnérophilie prononcée le fit mal voir, il compléta sa formation en autodidacte.
Enregistré il y a quelques années par le PBZ sous la direction d’Hervé Niquet, Dimitri (créé en 1876) constitua le grand succès lyrique d’un musicien qui, s’il conserve un place de second plan dans la vie artistique française de son temps, est de ces créateurs dont la connaissance aide à se faire une idée aussi complète que possible d’un paysage musical que l’on tend à trop rapidement réduire à quelques noms fameux. Autant dire qu’il s’inscrit tout naturellement dans le champ d’investigation du Palazzetto.
 
Composé sur un livret de Louis Gallet et Edouard Blau, Lancelot fut créé l’Opéra de Paris le 7 juillet 1900, sous la baguette de Paul Vidal, avec Albert Vaguet dans le rôle-titre. Pedro Gailhard (1848-1918), chanteur (basse) reconverti, était alors directeur de l’Opéra de Paris.(1) Vingt-deux ans plus tôt, il avait participé (dans le rôle de Simon) à la création – mal reçue – de la Reine Berthe de Joncières. Grâce à Gailhard, ce dernier put inscrire son Lancelot à l’affiche de la Grande Boutique, mais le succès ne fut pas au rendez-vous. Arthur Pougin, fervent partisan de Joncières, décelait dans sa dernière création lyrique une réaction « contre les excès, les sottises de ce qu’on appelle « l’école moderne » ».
Fin observateur de la vie théâtrale et musicale se son temps, Adrien Bernheim (1861-1914), « Commissaire du Gouvernement près les Théâtres Subventionnés » et critique, s’est penché sur le cas de Lancelot dans la deuxième série de son Trente ans de théâtre. Ses lignes aident à comprendre le médiocre accueil que connut l’ouvrage : deux ans avant Pelléas et Mélisande, le chevaleresque drame lyrique en quatre actes et six tableaux de Joncières n’était plus « au goût du jour ». Il renferme néanmoins des beautés que l’on s’apprête à découvrir sur la scène de l’Opéra de Saint-Etienne, avec Thomas Bettinger dans le rôle-titre, entouré de Tomas Kumiega, Frédéric Catin, Philippe Estèphe, Camille Tresmontant, Anaïk Morel et Olivia Doray.
 

Alain Cochard

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Extrait de Adrien Bernheim, Trente ans de théâtre, deuxième série, Paris : Charpentier, 1904 (p. 357-360)

 
Ce nouvel échec [Le Chevalier Jean] (2) l’affligea profondément ; mais un suprême espoir lui restait. Il cachait dans ses tiroirs un grand opéra, intitulé Lancelot.
Eugène Bertrand, nommé directeur de l’Opéra, reçut l’œuvre et promit à Joncières de la monter immédiatement. Rappellerai-je que les promesses de l’aimable Bertrand n’étaient parfois, pour les auteurs, que de vaines espérances ? Cela se passait en 1892… Au mois de mars de l’année suivante, M. Gailhard, éloigné de l’Opéra depuis le départ de Ritt, faisait sa rentrée directoriale… Bertrand lui soumettait les engagements pris avec les auteurs et les artistes. Rendons à l’associé de Bertrand cette justice qu’il exécuta scrupuleusement les contrats… Certes, le jeune directeur avait de bonnes raisons pour se méfier du nouvel ouvrage de Joncières ; il avait été un des créateurs de la Reine Berthe ; mais par un sentiment de coquetterie artistique dont il convient de lui savoir gré, M. Gailhard voulait préparer une éclatante revanche à Joncières. Oubliant les petites rancunes assez légitimes, en somme, de l’interprète de la Reine Berthe M. Gailhard se fit un malin plaisir de tenir les promesses de son associé… Bien plus, par un singulier hasard, un véritable hasard de théâtre, la première pièce représentée, en 1900, par la direction Gailhard fut celle qui avait été la première reçue, en 1892, par la direction Bertrand.
 

Le ténor Albert Vaguet (1865-1943), créateur du rôle de Lancelot, ici en Marcormir (Les Barbares de Saint-Saëns) en 1901 © wikipedia

Les répétitions marchèrent sans encombre, et le compositeur, naguère quelque peu exigeant, se montra d’une douceur extrême. Ses principaux interprètes, MM. Renaud, Vaguet et Mlle Deina, se déclaraient enchantés de leurs rôles. Un ballet ayant été, sur la demande même de la direction, intercalé entre le deuxième et le troisième acte, l’ouvrage tenait ainsi toute l’affiche. Mais la guigne, l’horrible guigne du Chevalier poursuivait Lancelot. Les librettistes, défenseurs décidés des duos et des romances, ne se soucièrent pas des exigences de la critique musicale nouvelle. Le compositeur se tira indemne de l’épreuve, et les infortunés auteurs du livret furent une fois de plus rendus responsables d’une faute qu’ils n’avaient qu’à moitié commise. Joncières, désemparé, terrassé par le chagrin, n’avait pas eu le courage d’adapter sa partition au goût du jour.
— Je sais bien ce qui manque à Lancelot, nous disait-il à l’une des dernières répétitions d’ensemble… Ces quatre actes sont déjà vieux avant même qu’ils aient vécu ! Il me fallait les relire et les reprendre d’un bout à l’autre… Et quand je pense qu’on tombera sur mes collaborateurs !... Mais mon meilleur collaborateur n’est plus là !... Elle est partie !... J’aurais dû partir en même temps qu’elle !
Et le malheureux Joncières fondit en larmes.
 
— Un bon musicien et un brave homme ! me disait, il y a quelques années, M. Ernest Reyer. Je volerai pour lui demain, à l’Institut. (3)
Je me suis souvenu, l’autre jour, en apprenant la mort de Joncières, de ces réconfortantes paroles de l’illustre auteur de Sigurd. Puis, je consultai les journaux, et je ne trouvai, exception faite du bel article de notre ami Gabriel Fauré, que des notes nécrologiques pour la plupart inexactes et d’un laconisme désolant. Et je constatai qu’au moment même où Joncières s’éteignait dans son petit appartement de la rue Castiglione, Maurice Rollinat (4) était emporté par le plus terrible des maux… La guigne, toujours la guigne jusqu’à sa minute suprême !...
La dernière de Rollinat ne devait-elle pas forcément nuire à celle de Victorin Joncières ?...
 
 

 
(1) Pedro Gailhard (1848-1918) dirigea l’Opéra de Paris de 1884 à 1891 et de 1893 à 1907. C’est lui qui signa la mise en scène de Lancelot, dans des décors de Carpezat, Amable et Chaperon fils et des costumes de Bianchini.
 

(2) Drame lyrique en 4 actes, sur un livret de Louis Gallet et Edouard Blau, créé à l’Opéra-Comique le 11 mars 1885
 
(3) La candidature de Joncières à l’Institut en 1892 échoua finalement. Lors de la séance du 3 juillet, on lui préféra Emile Paladilhe au fauteuil laissé vacant par la mort d’Ernest Guiraud le 6 mai 1892

 
(4) Aujourd'hui bien oublié, Maurice Rollinat (1846-1903), poète et musicien, membre du groupe des Hydropathes, connut un succès non négligeable en son temps - pour le recueil Les Névroses (1883) en particulier.
 
Lancelot à l’Opéra de Saint-Etienne
Les 6, 8 & 10 mai 2022

bru-zane.com/fr/evento/lancelot/#
 
opera.saint-etienne.fr/otse/saison-21-22/spectacles//type-lyrique/lancelot/s-638/
 
 
Photo © Collection Alexandre Dratwicki

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