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Les Archives du Siècle Romantique (57) – Le Bal de l’Opéra vu par Théophile Gautier (La Presse, 29 décembre 1845)

Le Palazzetto Bru Zane gâte le public parisien en cette période de fêtes, avec d’abord une longue série de représentations de la Vie parisienne d’Offenbach (version originelle de 1866) sur la scène du théâtre des Champs-Elysées (du 21 décembre au 9 janvier) dans une mise en scène de Christian Lacroix et sous la direction de Romain Dumas (1). Un bonheur ne venant jamais seul, on doit aussi au PBZ l’initiative du programme « Nouvel An à la française » que l’orchestre Les Siècles donnera le 2 janvier à la Philharmonie de Paris.
Vingt-quatre heures après le Concert du Nouvel An de Vienne, Roth et ses musiciens répondront à la fameuse manifestation viennoise avec un programme tout français formé de pièces, souvent très rares, parfaitement adaptées à la circonstance. Ainsi des extraits de L’Arlésienne ou de la Carmen de Bizet côtoieront-ils des partitions de Massenet, Gounod, Hervé, Danglas, Waldteufel, Thomas, Guiraud, Saint-Saëns, Duparc, Delibes, Dubois et autre Joncières.
 

François-Xavier Roth © Hartmut Nagele

Pas de concert de Nouvel An sans Strauss ? Il sera lui aussi présent, mais ... le nôtre, Isaac (1), né à Strasbourg en 1808 et disparu à Paris en 1888, qui, au mitan des années 1850, prit la direction des bals de l’Opéra, succédant à Philippe Musard (1792-1859). Surnommé « le roi du quadrille », ce dernier figure aussi au programme de François-Xavier Roth avec sa Ouistiti-Polka.  C’est là un occasion toute trouvée pour les Archives du Siècle Romantique de se souvenir des Bals de l’Opéra, vieille institution née dans les premières années du XVIIIe siècle (pour la période du Carnaval) et qui a perduré et connu un succès particulier au siècle romantique.
 
Musard tenait le baton en décembre 1845 lorsque Théophile Gautier (photo), feuilletoniste pour le journal La Presse et « essayeur des plaisirs de Paris », comme il le disait joliment, se rendit du Bal de l’Opéra ... Un magnifique témoignage né de la plume d’un observateur aussi sensible que perspicace ...
 
Alain Cochard  
 

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Théophile Gautier, feuilleton de La Presse, 29 décembre 1845 (p. 2)
 
L’autre soir, nous trouvant éveillé par hasard à l’heure du bal de l’Opéra, nous y sommes entrés : – c’était le bal d’ouverture, et notre métier de feuilletoniste nous impose le devoir d’assister à toute première représentation. Nous sommes les essayeurs des plaisirs de Paris. On ne passe la coupe au public que lorsque nous y avons trempé les lèvres et qu’on voit au bout de vingt-quatre heures que nous ne sommes pas encore verdâtres et jaspés de taches noires.

Le Bal de l'Opéra par La Tremblais © Paris Musées / Musée Carnavalet

Le bal masqué nous a toujours attristé, soit par le sentiment de la joie des autres que nous ne pouvons partager, soit par l’espèce d’aversion instinctive que le masque nous inspire et qui vient sans doute de quelque terreur d’enfance. – Des imaginations plus heureuses que la nôtre rêvent toujours derrière le satin noir de visages charmants, et voient sous ce museau de chèvre et de guenon à barbe déchiquetée des vignettes de keepsakes, des têtes d’ange ou de sylphide ; pour nous le masque hideux cache presque toujours une face effroyable ; tous les monstres, les stryges, les goules, les lamies, profitent de l’occasion et de l’incognito. Même les femmes que nous connaissons, et qui sont notoirement jolies, nous deviennent suspectes dès qu’elles revêtent le domino ; ce n’est pas une disposition très favorable pour passer une nuit agréable au bal. Nous nous promenions donc d’une façon assez maussade dans le foyer, encombré de monde, ayant à peine la place de tirer notre mouchoir pour nous essuyer le front tant il faisait chaud. – Nous nous croyions cependant bien aguerri contre la chaleur par nos exercices en Afrique, aux mois de juillet et d’août, en plein soleil, lorsqu’un de nos amis vint nous prendre et nous conduisit dans la salle, au pied de l’estrade des musiciens, pour nous faire voir Musard, déchaînant le carnaval par un signe de son bâton de chef d’orchestre.
 

Isaac Strauss, chef d'orchestre des Bals de l'Opéra, par Gill © Paris Musées / Musée Carnavalet

Musard était là, morne, livide et grêlé, le bras étendu, le regard fixe. Certes, il est difficile pour un prêtre de bacchanales d’avoir une figure plus sombre et plus sinistre ; cet homme, qui verse la joie et le délire à tant de folles têtes, a l’air de méditer une suite aux Nuits d’Young ou aux Tombeaux d’Harvey. – Après cela, le plaisir qu’on donne on ne l’a plus, et c’est sans doute ce qui rend les poètes comiques si moroses.
Le moment venu, il se courba sur son pupitre, allongea le bras, et un ouragan de sonorités éclata soudainement dans le brouillard de bruit qui planait au-dessus des têtes ; des notes fulgurantes sillonnaient le vacarme de leurs éclairs stridents, et l’on aurait dit que les clairons du Jugement dernier s’étaient engagés pour jouer des quadrilles et des valses. Nous reconnûmes à ce sabbat triomphant la famille des instruments de notre ami Ad. Sax – Les morts danseraient à une pareille musique. Figurez-vous qu’on a imaginé une contredanse intitulée le Chemin de fer ; elle commence par l’imitation de ces horribles coups de sifflet qui annoncent les départs des convois ; le râle des machines, le choc des tampons, le remue-ménage des ferrailles y sont parfaitement imités. Vient ensuite un de ces galops pressés et haletants près de qui la ronde du sabbat est une danse tranquille.
Un torrent de pierrots et de débardeuses tournent autour d’un ilot de masques stagnant au milieu de la salle, ébranlant le plancher comme une charge de cavalerie. Gare à ceux qui tombent.
Ce n’est donc qu’à ce prix qu’on s’amuse encore aujourd’hui ; il faut, à force de gambades, de cabrioles, de dislocations extravagantes, de hochements de tête à se démonter le col, se procurer une espèce de congestion cérébrale : cet ivresse de mouvement ou délire gymnastique, a quelque chose d’étrange et de surnaturel. On croirait voir des malades attaqués de la chorée ou de la danse de Saint-Guy.
Nous avons assisté à Blidah et dans le Haousch de Ben-Kaddour, aux soubresauts épileptiques des Aïssaoua, ces terribles convulsionnaires. Nous avons vu à Constantine la danse pour la conjuration des Djinns, mais tout cela est modéré en comparaison de la cachucha parisienne.
De quels ennuis de pareils amusements font le contre-poids ?
Comme nous rentrions chez nous, nous vîmes descendre d’un estaminet une bande de quarante pierrots tous costumés de même, qui se rendaient au bal de l’Opéra, précédés d’une bannière où étaient écrits ces mots : Que la vie est amère!

 
(1) La Vie parisienne : www.theatrechampselysees.fr/saison/opera-mis-en-scene/la-vie-parisienne
 
(1) Isaac Strauss est l’arrière grand-père de Claude Lévi-Strauss
 
 
« Nouvel An à la française »
Œuvres de Massenet, Hervé, Danglas, Bizet, I. Strauss, Dubois, Gounod, Joncières, Saint-Saëns, Waldteufel, Thomas, Duparc, Guiraud, Musard, Delibes.
 
2 janvier 2021 – 16h30
Paris - Philharmonie (Grande Salle Pierre-Boulez)
philharmoniedeparis.fr/fr/activite/concert-participatif/22725-nouvel-la-francaise
 

Photo © Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique, en 1839,

Par Auguste de Châtillon

© Paris Musées / Musée Carnavalet

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