Journal

Les Archives du Siècle Romantique (27) - Jacques Offenbach et la naissance Bouffes-Parisiens vus par Benoît Jouvin (Le Figaro, 15 juillet 1855)

Après une année 2018 sous le signe de Debussy et de Gounod, la musique française est à nouveau à l’honneur en 2019. Au 150 ans de la disparition de Berlioz s’ajoute en effet le bicentenaire de la naissance de Jacques Offenbach, figure centrale de la vie musicale du Second Empire. L’inventeur de l’opérette ? Son co-inventeur plus exactement, avec Hervé (1825-1892), contemporain longtemps négligé dont on prend enfin la mesure, grâce en particulier aux efforts du Palazzetto Bru Zane. La chose n’étonne guère de la part du Centre du musique romantique française qui, tous genres confondus, œuvre pour la redécouverte de pans oubliés de notre répertoire national. Si le méconnu Hervé entre tout naturellement dans son champ d’investigation, Offenbach est lui aussi largement concerné car, hormis quelques titres célèbres, il reste énormément à découvrir dans la vaste production du « Mozart des Champs-Elysées ». Barkouf vient d’être donné à l’Opéra national du Rhin pour la première fois depuis sa création en 1860 ...
 
Les deux compositeurs font cause commune en ce début d’année avec quatre représentations des Deux Aveugles (1855) d’Offenbach et du Compositeur toqué (1854) d’Hervé, deux « bouffonneries musicales en un acte » l’une et l’autre situées à l’orée de la carrière de leurs auteurs respectifs. Aussi économe de moyens que réussi, ce spectacle mis en scène par Lola Kirchner avait fait étape pour une unique soirée aux Bouffes du Nord en juin dernier dans le cadre du 7e Festival Bru Zane à Paris. Flannan Obé et Raphaël Brémard s’y montraient épatants de drôlerie ; on s’impatiente de retrouver les deux chanteurs comédiens sur la scène du Studio Marigny, toujours avec Christophe Manien au piano, pour quatre représentations.
 
Cette loufoque production tient lieu coup d’envoi de la saison d’opérette de Bru Zane au théâtre Marigny. Une manière de retour aux sources car c’est à l’emplacement que ce dernier occupe aujourd’hui qu’Offenbach inaugura début juillet 1855, en pleine Exposition universelle, ses premiers Bouffes-Parisiens (ils migrèrent quelque mois plus tard passage Choiseul)
Après le doublé Offenbach/Hervé, la suite de la saison d’opérette du PBZ à Marigny s’annonce tout aussi séduisante avec le Retour d’Ulysse d’Hervé en mars, puis On demande une femme de chambre de Robert Planquette et Chanteuse par amour de Paul Henrion en mai. Sauvons la caisse de Charles Lecoq et Faust et Marguerite de Frédéric Barbier occuperont pour leur part la scène du Studio en juin, tandis que celle du Théâtre Marigny verra la reprise pour sept dates de la déjà très applaudie Mam’zelle Nitouche d’Hervé mise en scène par Pierre-André Weitz. Joyeuses soirées et alléchantes découvertes en perspective.
 
Flannan Obé (à g.) et Raphaël Brémand (à dr.) dans les Deux Aveugles © Palazzetto Bru Zane

Les représentations des Deux Aveugles et du Compositeur toqué offrent aux Archives du Siècle Romantique une occasion de se souvenir de la naissances de Bouffes-Parisiens à travers le témoignage du chroniqueur Benoît Jouvin qui, dix jours après l’inauguration de la petite salle du carré Marigny, rendait compte dans Le Figaro (1) du succès immédiat de l’entreprise d’un compositeur dont il louait la « souplesse » et l’ « abondance » du talent. 
 Le Figaro, dont le directeur, Hippolythe de Vilmessant, était un proche ami d’Offenbach, joua un rôle essentiel dans l’essor et la gloire de l’auteur de la Belle Hélène. Musicien de génie, il fut aussi « un « communicant » et homme de médias » de premier ordre, comme le rappelle Jean-Claude Yon dans son introduction à « M. Offenbach nous écrit », un ensemble de « lettres au Figaro et autres propos » réunis par ses soins dans la collection de poche Actes Sud/Bru Zane. Savoureuse lecture ! (2)
 
Enfin, c’est au PBZ aussi qu’on doit d’avoir inspiré le programme « Offenbach colorature » enregistré chez Alpha Classics par Jodie Devos avec l’Orchestre de la Radio de Munich placé sous la preste et poète baguette de Laurent Campellone.(3) Avec des airs tirés de Boule de neige, Vert-Vert, Un Mari à la porte, Les Bavards, Le Roi Carotte, Fantasio, Robinson Crusoé, Le Voyage dans la lune (mais aussi d’Orphée aux enfers et des Contes d’Hoffmann) un Offenbach largement méconnu et un moment de charme et de pure jubilation vocale s’offrent à nous. Le bicentenaire de l’autoproclamé «gérant-responsable» de la «compagnie d’assurances mutuelles contre l’ennui» s’ouvre décidement sous les meilleurs auspices !
 
Alain Cochard

 *  *
*
 
 
Le Figaro, 15 juillet 1855
 
LES BOUFFES PARISIENS
 
Il y a une tendance marquée à revenir au genre de musique et de spectacle importé d’Italie, et qui fut, en s’acclimatant aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent, le premier nid où gazouilla l’opéra-comique, en France. Cette réaction doit être accueillie avec joie, car elle est pour l’art, qu’elle rend accessible à tous, un signe de popularité et non de décadence. Du moment que le théâtre parcourt un immense clavier, qui embrasse la Comédie-Française et le Palais-Royal, en passant par le Gymnase, pourquoi la musique, en grande dame qui craindrait de chiffonner ses falbalas, se condamnerait-elle à rester dans l’aristocratique région de l’Opéra et de l’Opéra-Comique Pourquoi n’aurait-elle pas son Palais-Royal où elle peut chanter, gambader et amuser sans prétention ?
La vogue des Cafés-Concerts est d’ailleurs un symptôme et un enseignement. Si la foule s’y précipite avec cette ardeur, c’est qu’elle ne rencontre pas autre part le genre plus modeste qui va à son tempérament et n’excède pas la mesure de son attention. Nos deux théâtres lyriques sont pour elle deux grands fleuves trop profonds et trop bruyants elle cherche un petit ruisseau, et ne le trouvant pas, elle se jette dans un égout.
À peine ouvert, le théâtre des Bouffes-Parisiens est déjà populaire, et voilà justement ce qui me donne raison. Sans aucun doute, l’heureuse composition du spectacle et le mérite des principaux artistes ont décidé de sa réussite mais croyez bien que le genre que va exploiter Offenbach, par la variété qu’il comporte et le peu d’ambition qu’il affiche, est une cause préexistante de succès.
 
© Palazzetto Bru Zane

JACQUES OFFENBACH
 
Mais puisque j’ai prononcé le nom de Jacques Offenbach, je dois commencer par reconnaître que le compositeur-impresario est la cheville ouvrière des Bouffes-Parisiens. Je ne sais si l’on ne doit pas féliciter l’infatigable maestro des difficultés qu’il a éprouvées jusqu’ici à se produire sur d’autres scènes. Il a non-seulement trouvé dans son théâtre un débouché à sa facilité merveilleuse, mais de plus, il y a rencontré le milieu où va se mouvoir son originalité. Paris regorge de musiciens profonds, savants, élégiaques et spirituels : il n’avait pas un seul compositeur bouffe : il en possède un aujourd’hui, et la denrée est assez rare, puisque l’Italie n’en fournit plus, – pour qu’il doive sincèrement s’en réjouir. Assurément, Pradeau et Berthellier sont étourdissants de folie dans la scène des Deux Aveugles ; – mais croyez bien que l’immense éclat de rire qu’ils provoquent, a sa raison d’être dans les entrailles de la musique qu’ils interprètent avec tant de bonheur. Ils sont la pierre et le briquet, et ils frappent à coups redoublés ; mais l’étincelle qui fait pétiller leur verve, c’est la musique d’Offenbach. Je n’ai pas besoin de vous vanter le bolero il est bissé chaque soir, et sa popularité ne s’arrêtera pas là : ce boléro a un peu effacé le premier duo des Aveugles, qui est pourtant une de ces folies musicales dont le secret semblait perdu en France, où l’on ne sait plus rire, et qu’Offenbach n’eût peut-être pas osé risquer sur une autre scène. À l’Opéra Comique et au Théâtre-Lyrique, le compositeur se fût surveillé et il n’eût été qu’un homme de talent… comme tout le monde aux Bouffes, il a osé être lui-même, sans souci du qu’en dira-t-on de la critique, et cette audace l’a bien servi : il a improvisé sa musique… et sa réputation…
Cela ne veut pas dire assurément qu’Offenbach ne saurait faire vibrer, au besoin, la note qui va au cœur. Il y a, au contraire, dans le trio final de la Nuit blanche, une phrase admirablement dite, par Darcier, cette phrase, empreinte d’une ineffable tendresse, circule, sans rien perdre de son caractère, à travers le ton joyeux du morceau.
La première qualité de l’ancienne école Italienne était le far presto, avec cette distinction importante que, chez elle, faire vite, c’était faire bien. L’Allemand Offenbach est un disciple de cette école ; il sait et il improvise ; sa facilité se joue, du temps et respecte l’art ; il a la souplesse du talent, il en a aussi l’abondance ; il ne choisit pas toujours ses mélodies : il préfère les cueillir à pleines mains, et comme il a la main heureuse, il rencontre, en définitive, plus de fleurs que d’herbes parasites.
[…]
 
B. Jouvin

(1) Le journal s’appelait Figaro à l’époque et ne devint Le Figaro qu’en 1866.

(2) « M. Offenbach nous écrit ». Lettres au Figaro et autres propos, réunis et présentés par Jean-Claude Yon ( Acte Sud/ Bru Zane, 479 p., 13 €)

(3) « Offenbach colorature », Jodie Devos, Münchner Rundfunkorchester, Laurent Campellone (Alpha Classics – ALPHA 437) / Jodie Devos donnera le pogramme "Offenbach colorature" en concert, accompagnée par l'Ensemble Contraste le 1er février au Théâtre Impérial de Compiègne, le 14 février à Padoue et le 17 juin aux Bouffes du Nord / www.bru-zane.com/fr/event/offenbach-colorature/
Offenbach : Les Deux Aveugles
Hervé : Le Compositeur toqué

19 janvier (15h et 20h30) & 20 janvier (11h et 17h) 2019
Paris – Théâtre Marigny (Studio)
www.theatremarigny.fr/spectacle/les-bouffes-de-bru-zane-janvier/
www.bru-zane.com/fr/event/2-operette-in-1-atto/

Photo © Palazzetto Bru Zane

Partager par emailImprimer

Derniers articles