Journal
Le Trio Bohème au Goethe Institut de Paris – Tchaïkovski et Piazzolla au rythme des saisons — Compte-rendu
Classique en Suites, saison musicale programmée par François Segré (Socadisc) pour le Goethe Institut de l’avenue d’Iéna, propose des concerts en lien avec une parution discographique. Dans le confortable et chaleureux auditorium, à l’acoustique bien plus propice qu’on ne l’imaginerait de prime abord, d’une dense et belle clarté pour les instruments (ou la voix, François Segré introduisant le concert) et sans sécheresse, le (Nouveau) Trio Bohème proposait une confrontation à la fois généreuse, insolite et d’une cohérence répondant avec éloquence à l’éventuelle surprise initiale suscitée par un tel appariement, la force réellement commune des deux maîtres évoqués tenant à une passion romantique exacerbée, toujours strictement sous contrôle, traduite par des moyens naturellement propres à chacun.
Les Saisons op. 37 bis (1876) de Piotr Ilyitch Tchaïkovski constituaient la première partie du concert – les mal nommées, puisqu’il s’agit de douze pièces répondant aux mois de l’année. Ce cycle célèbre pour piano était proposé dans la formidable transcription pour piano, violon et violoncelle du compositeur russe Alexandre Goedicke (1877-1957), lui-même auteur d’un catalogue impressionnant (opéras, symphonies, concertos, musique de chambre, piano, orgue, mélodies…). Dans une lettre à Madame von Meck, Tchaïkovski confessait : « Mes organes auditifs sont faits de telle sorte qu’ils n’admettent absolument aucune combinaison [du piano] avec un violon ou un violoncelle. Pour moi ces instruments se combattent, et ce m’est, je vous l’assure, une véritable torture que d’écouter un trio ou une sonate avec violon ou violoncelle. » Ce qui ne l’empêcha pas, surmontant cette aversion quasi physiologique pour une formation néanmoins imposée par sa protectrice (le jeune Debussy était à l’époque le pianiste du trio de Madame von Meck), de composer en 1882 son immense Trio en la mineur op. 50 « à la mémoire d’un grand artiste » : son ami Nikolaï Rubinstein, fondateur du Conservatoire de Moscou, mort à Paris et devant la dépouille duquel Tchaïkovski s’était recueilli en l’église russe de la rue Daru. De caractère profondément différent de cette « stèle funéraire », Les Saisons dans la version Goedicke n’ont sans doute pu que puiser dans l’approche réelle de Tchaïkovski du trio piano et cordes.
de g à dr. : Lev Maslovsky, Jasmina Kulaglich et Igor Kiritchenko © DR
Rien de plus fascinant que d’écouter cette transcription en regard de l’original pour piano solo. Celui-ci conserve intégralement ce qui, dans l’écriture pianistique, relève de l’accompagnement et du soutien harmonique, cependant qu’il partage avec les cordes, en toute équité, le matériau mélodique, chant et contrechant, tour à tour ou simultanément leur accompagnateur et leur égal. Au clavier : Jasmina Kulaglich, originaire de Serbie et superbement francophone (elle a notamment travaillé avec la grande Yvonne Lefébure), cheville ouvrière inspirée et dynamique du Trio Bohème ; au violon : Lev Maslovsky (Russie) ; au violoncelle : Igor Kiritchenko (Ukraine). C’est peu dire que la diversité des pièces se trouve magnifiée par la richesse et les contrastes du clavier et des cordes, jusqu’à la délicieuse et ultime pièce, Décembre – Noël (Tempo di Valse). Aux mouvements enlevés que sont Février – Carnaval, Septembre – La Chasse ou encore Novembre – Course en troïka, répondirent naturellement, on ne peut plus slaves avec ce côté « dépressif qui fait du bien », les deux grands moments attendus de pur romantisme : Juin – Barcarolle (qui n’en pas une) et Octobre – Chant d’automne, ce dernier d’une exaltation triste évoquant irrésistiblement, à travers même certains types de tournures mélodiques, l’air sublime de Lenski dans Eugène Onéguine.
Changement radical, mais peut-être pas tant que cela, avec Las Cuatro Estaciones Porteñas (« Les Quatre Saisons de Buenos Aires », les bien nommées) : Primavera, Verano, Otoño et Invierno, composées par Astor Piazzolla entre 1965 et 1970. Signé José Bragato (1915-2017), compositeur et violoncelliste ayant longtemps appartenu aux diverses formations de Piazzolla relevant du Nuevo Tango, l’arrangement pour trio allait à la fois de soi, tant il est usuel d’entendre la musique de Piazzolla sous toutes les formes d’arrangements imaginables (1), jusqu’à sa propre formation la plus synthétique : le Quinteto Nuevo Tango (bandonéon, violon, guitare, contrebasse et piano), et posait néanmoins la question de l’absence de l’instrument emblématique, le bandonéon. Ou comment rappeler, à travers ce trio « classique » et de manière parfaitement musicale, que Piazzolla étudia à Paris auprès de Nadia Boulanger, notamment les formes strictes, réinventées à sa guise – ainsi dans le fameux Fuga y Misterio instrumental de son operita en dos partes intitulée María de Buenos Aires (1968).
Conformes à l’univers des timbres de Piazzolla, les instruments du trio firent merveille dans cette musique tendue, rude et cependant gorgée de lyrisme, souvent « dépressif » comme chez Tchaïkovski et d’autant plus saisissant, de tragique et d’intense poésie mélodique. Le violon épanoui de Lev Maslovsky fit songer à maintes reprises à Gidon Kremer, grand interprète passionné du compositeur argentin, au violoncelle d’Igor Kiritchenko revenant de très expressifs et parfois bouleversants solos, en particulier dans Otoño Porteño. À tout cela s’ajoute le rythme omniprésent, hypnotique et obsédant du tango, le martellement sous-jacent du piano contribuant à saisir littéralement l’assistance. Cette pulsation intraitable de la musique de Piazzolla – dramatiques pulsions de vie et de mort – agit tel un puissant sortilège, rééquilibré par une inépuisable veine lyrique, aussi ouvertement romantique qu’adaptée à son propre temps, ainsi dans le premier bis, le merveilleux Oblivion (1984), extrait de la musique que Piazzolla composa pour le film de Marco Bellocchio Enrico IV (Henri IV, le roi fou, d’après la pièce de Luigi Pirandello). Après quoi les musiciens comblèrent un public enthousiaste de la non moins célèbre Muerte del ángel (1962). Hormis ces deux pages, le programme du concert figure intégralement sur le CD Calliope (CAL 1859) qui vient de paraître : on ne saurait trop conseiller d’aller sur le site du Trio Bohème pour découvrir, telle une mise en bouche, la vidéo des plus suggestives présentant cet album particulièrement séduisant.
Michel Roubinet
Paris, Goethe Institut, 30 avril 2019
www.goethe.de/ins/fr/fr/sta/par/ver.cfm?event_id=21507034&fuseaction=events.detail&
Prochains concerts de la saison Classique en Suites au Goethe Institut :
• Mardi 28 mai à 20 heures : Zala Kravos – « De Vienne à Rio »
www.goethe.de/ins/fr/fr/ver.cfm?fuseaction=events.detail&event_id=21549483
• Mardi 11 juin à 20 heures : Scipione Sangiovanni.
www.goethe.de/ins/fr/fr/ver.cfm?fuseaction=events.detail&event_id=21552703
(1) The Sound of Piazzolla (double CD Warner Classics, 2017), fait entendre chacune des Cuatro Estaciones Porteñas dans une instrumentation différente. Daniel Barenboïm les a également enregistrées au piano, en dialogue avec le bandonéon de Rodolfo Mederos (Teldec, 1996).
Sites Internet
Trio Bohème
www.trioboheme.com
Goethe Institut / Programmation musicale
www.goethe.de/ins/fr/fr/ver.cfm?category_IDtxt=178929
Photo © Marie Sophie Leturcq
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