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​Le Soulier de satin de Marc-André Dalbavie en création mondiale à l’Opéra de Paris – Traîtresse fidélité – Compte-rendu

Après Balzac et Racine, Claudel. Dans sa série de commandes en relation avec de grands noms de la littérature française, l’Opéra de Paris n’a pas hésité à s’attaquer aux œuvres et aux auteurs les plus canoniques. Porter Le Soulier de satin sur la scène lyrique pouvait apparaître comme un pari insensé, puisque les représentations récentes de la pièce tournent autour de la dizaine d’heures, mais la dimension opératique de la tétralogie claudélienne avait évidemment quelque chose de tentant. A cela près que ce par quoi l’œuvre s’apparente à un opéra nous renvoie plutôt aux premiers siècles d’existence de l’art lyrique : le foisonnement de l’action, le côtoiement du sublime et du grotesque, la passion amoureuse vécue à distance, tout cela évoque une théâtralité baroque qui est celle d’un Cavalli, à moins qu’on ne songe aussi au décousu assumé de La Force du destin.
Luca Pisaroni (Don Rodrigue de Manacor), Béatrice Uria-Monzon (Doña Isabel, Doña Honoria, La Religieuse), Cyril Bothorel (L’Annoncier, Le Chancelier, Don Léopold) et Éric Huchet (Le Sergent Napolitain, Le Capitaine, Don Rodilard, 1er soldat) © Elisa Haberer - OnP

Mais Claudel, c’est aussi l’omniprésence du sacré. Autrement dit, un opéra d’après Le Soulier de satin devrait ressembler à la fois à Dialogues des carmélites et aux Mamelles de Tirésias. Malheureusement, l’adaptation proposée par Marc-André Dalbavie penche uniquement vers le premier de ces deux titres et oublie le second. Il y a de fort beaux moments dans son Soulier qui chante, notamment les duos réunissant non seulement Prouhèze et Rodrigue, mais aussi Doña Musique et le vice-roi de Naples, mais ils sont un peu perdus au milieu d’une ambiance sonore trop uniforme, à peine troublée par quelques accords fracassants, et l’on cherche en vain la truculence qui traduirait musicalement l’effervescence des scènes picaresques. Comme le compositeur lui-même est à la tête de l’orchestre de l’Opéra de Paris qui déborde de la fosse jusque dans les loges d’avant-scène, on ne peut pas soupçonner sa direction de trahir ses intentions : l’outrance et la vivacité qui existent dans la pièce n’ont tout simplement pas survécu à l’adaptation musicale.
Et même si l’opéra ne dure finalement « que » 4h40 (version courte, car « En raison du contexte exceptionnel de cette création, certaines scènes ne peuvent être présentées au public lors de la présente production »), on se dit qu’il aurait fallu trancher davantage encore dans le texte de Claudel, ou du moins réduire la place du parlé, qui semble souvent bien envahissant, qu’il s’agisse de trivialités – où la musique n’aurait que faire ? – ou de sublimités – où la musique n’ose s’aventurer ? Trop fidèle à certains aspects de la pièce s’avère peut-être encore cette adaptation, qui trahit les attentes du public d’opéra.

Eve-Maud Hubeaux (Doña Prouhèze) et Vannina Santoni (Doña Musique, La Bouchère) © Elisa Haberer - OnP

À la mise en scène très fade de Stanislas Nordey il manque ce souffle de « l’improvisé dans l’enthousiasme » dont rêvait Claudel (texte que déclame ici l’Irrépressible). Bien que loin du « provisoire » ou du « bâclé », les grandes reproductions mobiles de détails d’œuvres d’art (Vinci, Gréco, Bronzino, Champaigne…) qui servent de décor peuvent sembler « en marche », à moins qu’il ne faille y voir la part d’ « incohérence » voulue par l’auteur. Dommage tout de même que Rodrigue soit ici affublé de postiches roux carotte, conformément au choix qui a été fait de vêtir tout de rouge les deux principaux personnages, pour être sûr qu’on les reconnaisse à chaque fois.

Marc Labonnette (Le Père Jésuite, Le Roi d’Espagne, Saint Denys d’Athènes, Don Almagro, 2ème soldat) © Elisa Haberer - OnP

Dans l’ensemble, la distribution suscite l’admiration, même si l’on se demande pourquoi, au milieu d’une sorte de troupe toute francophone, on est allé chercher Luca Pisaroni pour Rodrigue et Max Emanuel Cenčić : il existe en France assez de voix de baryton et de contre-ténor, mais peut-être fallait-il donner une dimension internationale à cette création, quitte à y perdre le naturel de la déclamation qu’on remarque chez tous les autres. Aux côtés d’Eve-Maud Hubeaux, Prouhèze passionnée, Vannina Santoni ravit l’auditeur avec les scènes que Doña Musique a inspirées au compositeur. Béatrice Uria-Monzon semble parfois forcer un peu le trait, et Camille Poul est trop souvent inintelligible.
Chez les ténors, Julien Dran s’acquitte fort bien des moments de lyrisme qui lui sont confiés, Eric Huchet brille dans une série de rôles de caractère, et l’on est heureux que Yann Beuron soit sorti pour l’occasion de sa retraite prématurément annoncée. Jean-Sébastien Bou est admirable de duplicité dans le personnage ambigu de Don Camille. Nicolas Cavallier a la noblesse des trois silhouettes qu’il incarne, Marc Labonnette prêtant sa voix grave au roi d’Espagne et à quelques autres, notamment au Père Jésuite qui est le premier à chanter, enfin ! Reste à voir quel sort connaîtra cette création : ce Soulier sera-t-il repris, et si oui, dans quelle version ? Identique, plus longue ou, pourquoi pas, plus courte ?

Laurent Bury

Marc-André Dalbavie : Le Soulier de satin (création mondiale, en version courte) – Paris, Palais Garnier, 21 mai ; prochaines représentations les 29 mai, 5 juin et 13 juin 2021 / www.operadeparis.fr/saison-20-21/opera/le-soulier-de-satin
 
Photo © Elisa Haberer - OnP
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