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Le Quatuor Takács au Théâtre de la Ville - Les sentiers de la liberté - Compte-rendu

Plus de quarante ans qu’ils ont commencé à parcourir les routes de l’excellence, ces quatre musiciens hongrois qui créèrent en 1975 l’une des formations appelées au sommet de cet art difficile qu’on appelle le quatuor. Depuis, des « petits nouveaux » les ont relayés à l’intérieur de la formation, au moins pour deux d’entre eux, le magnifique britannique, Edward Dusinberre (1993) et la pétulante américaine Géraldine Walther (2005), tandis que Károly Schranz et Andraás Fejér, de fondation, demeuraient rivés à leurs archets de violoniste et violoncelliste. Leur exceptionnelle qualité, rendue évidente par leurs nombreux enregistrements et leurs fréquentes venues, notamment au Théâtre de la Ville, a fait d’eux l’un des favoris du public parisien, entre autres.
 
Les revoilà, plus soudés que jamais, unis par une concentration et un jeu aéré qui signent leur style. Style fait de grâce, de tendresse, de discrétion dans l’évocation des tourments intimes d’un Schubert ou d’un Brahms, chaque impulsion musicale se mêlant à la voisine, réagissant, rebondissant ou se fondant en une vague perpétuelle où les individualités demeurent -lumineuse douceur du violon d’Edward Dusinberre, puissance contrôlée du violoncelle d’András Fejér- mais où la fusion prévaut.
Splendide et intelligent programme, proposant la mise en regard de deux œuvres majeures de leurs auteurs, Chostakovitch et Beethoven : deux formidables rebelles, cassant les codes tout en les respectant, allant au-delà de toute habitude en demeurant accessibles. Leur force est d’avoir rendu leur démarche perceptible de toute audition attentive, sans formation par trop poussée.

Apreté, douloureux sarcasme du 3ème Quatuor en fa majeur, op.73 de Chostakovitch, profondément marqué par les années de guerre. Chostakovitch y déroule ses angoisses avec des tentatives de gaieté qui tournent court, des rythmes féroces qui forment une ronde maudite, et de douloureux moments de rémission. Les Takács ont rendu cet univers désorienté avec la finesse qui le rend compréhensible, et une tendresse dans les passages lyriques qui serre le cœur.
Ensuite, encore quelques échappées russes, celles là en hommage au Comte Razoumovsky, mélomane éclairé pour lequel Beethoven écrivit ses trois Quatuors op. 59, dont le plus beau, le 3ème en ut majeur, était donné ici. Incises de charme dans une œuvre dont on a redit mille fois la stupéfiante inventivité, et qu’une interprétation aussi subtilement fouillée que celle des Takács permet de revivre intensément.
 
D’un archet devenu unique, courant de l’un à l’autre d’une seule étincelle, ils nous font pénétrer dans la tête de Beethoven, et de la bouleversante introduction où rien ne se dessine encore, sinon l’inconnu du lendemain, éclosent les facettes volontaires ou légères d’une totale liberté musicale et intellectuelle. C’est un vrai voyage au-delà des limites qu’ils nous proposent là, dans un monde qui crée sa propre forme. Leur intelligence, qui est celle même de la forme quatuor, est de s’y couler en totale harmonie les uns les autres, même dans les contrastes les plus vifs. Et comme on se félicite que ces musiciens d’exception, qui chacun auraient pu prétendre à une grande carrière de soliste, s’unissent ainsi pour mieux se faire entendre, au service de la seule musique. Sidérant.
 
Jacqueline Thuilleux
 

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Paris, Théâtre de la Ville, le 30 janvier 2016

Photo © Ellen Appel

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