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Le metteur en scène absolu - Hommage à Patrice Chéreau (1944-2013) - Hommage Concertclassic

Le 7 octobre tombait la nouvelle tant redoutée : Patrice Chéreau s’était éteint à soixante-huit ans. On avait espéré que ses relevailles pour l’Elektra d’Aix cet été l’auraient sauvé pour plus longtemps !

Je suggérai un jour à Patrice Chéreau qu’il n’était absolument pas question de la mort de François Reichenbach dans « Ceux qui m’aiment prendront le train » mais bien d’une projection de sa propre disparition. Il me répondit « non absolument pas ». Puis après un bref silence, de sourire, comme pour infirmer.

Evidemment toute l’œuvre de Chéreau est littéralement cousue par l’autobiographie, pas au sens strict, linéaire, mais dans un éparpillement constant. A l’exemple d’Alban Berg dont il chérissait tant la musique, il dissimule au plus profond d’une polyphonie complexe car constante des éléments personnels, des confidences, des indices. C’est ce qui donne à son discours cette profusion, cette profondeur, car ce qu’il y dit de lui-même tout en s’efforçant de le dissimuler fait évidemment écho à ce que nous même y projetons. Sans ce jeu de miroir entre lui et nous son art n’aurait pas atteint ce degré suprasensible d’émotion, ce sentiment de vérité qui vous prend à la gorge devant Wotan assassinant son fils ou Jack l’éventreur remontant l’escalier des lavatories sous la pleine lune, une fois sa tâche accomplie. Deux meurtres, deux vérités, deux aboutissements.

Il y eut toujours chez Patrice Chéreau une terreur de la mort et plus encore un sentiment de panique insoutenable devant la douleur que l’on fait subir, qu’on inflige à autrui. Mais en même temps une curiosité, non pas un voyeurisme, mais une curiosité qui s’interroge, un perpétuel pourquoi devant la violence du monde, et qu’il questionnait, certain d’y voir la cicatrice de son éducation catholique. Comme la question n’est pas résolue, ne se résoudra pas, il n’hésitait pas à montrer la violence, à en faire le témoin de ce que nous sommes devenus. La violence jusqu’au sang, la mort, mais aussi la violence des sentiments, et partant la violence du sexe qui ne fut jamais pour lui autre chose que de l’amour pur, c’est bien pourquoi il montre sans voile l’acte en lui-même, la consomption des corps, les corps qui se meurtrissent dans le sexe jusqu’au sang. Filmant le massacre de la Saint-Barthélémy, il savait qu’il donnait à voir la tuerie comme une immense orgie de sexe.

Et cette conscience au fond antique d’Eros et de Thanatos l’a guidé dans tous les domaines où il versa son encre noire : théâtre, cinéma, opéra.

Mais revenons au début de l’histoire : 1966, 22 ans, et voila ce beau jeune homme brun, taille fine, regard tour à tour nostalgique ou pétillant directeur du Théâtre de Sartrouville. L’année précédente il aura monté son premier Marivaux « L’Héritier de village » imposant d’emblée un style nerveux, une suractivité scénique, un rythme sensiblement plus rapide que celui des scènes d’alors. Mais le théâtre, son théâtre, il le faisait depuis quelques années déjà, réglant les spectacles d’étudiants du Lycée Louis Le Grand, réalisant éclairages, costumes et décors, pensant spectacle total. A Sartrouville il se confrontera à un texte majeur, qui déterminera une grande part de son esthétique, fondera son discours : sa mise en scène des Soldats de Jakob Lenz lui vaudra une soudaine renommée et lui attirera les honneurs du Prix du Concours des Jeunes Compagnies. C’est à Sartrouville que Richard Peduzzi le rejoint, et que tous deux vont tendre vers le principe du décor actif ; poulies, passerelles, plans en mouvement ont créé un nouveau vocabulaire scénique que les éclairages d’André Diot et les costumes de Jacques Schmidt vont codifier.

1969, rideau. Le Théâtre de Sartrouville est en faillite, les spectacles ont vidé la caisse. Chéreau prend le large, passe les Alpes pour aller travailler à l’invitation de Paolo Grassi au Piccolo Teatro de Milan. Strehler y règne en maître ; Chéreau observe, apprend, perfectionne les principes de direction d’acteur poussés si loin par l’Italien, et en fait son miel comme le prouvent successivement deux spectacles retentissant : Richard II de Shakespeare pour Marseille, Dom Juan pour Lyon. Une direction d’acteur millimétrée s’y ajoute au fameux principe du décor actif qui pour Richard II se refermera sur le protagoniste dépeint comme un enfant égaré et pour Dom Juan agira sur le libertin comme un piège. Les deux spectacles interpellent, font grand bruit, au point que Roger Planchon, sortant d’une représentation de Dom Juan décide d’inviter Chéreau à partager avec Roger Gilbert et lui-même l’expérience de la direction collégiale du Théâtre National Populaire de Villeurbanne. Une pleine année passera avant que cela ne s’avère. Chéreau y montera Le Massacre de Paris de Christopher Marlowe, qu’il envisagera rétrospectivement comme une répétition générale pour La Reine Margot. Nous sommes en 1972, Chéreau se partage toujours entre Villeurbanne et Milan où il monte la même année au Piccolo Teatro la Lulu de Frank Wedekind.

Il demeura à Villeurbanne dix années de rang et le théâtre lui sera tout jusqu’en 1974, année qui le voit aborder le cinéma avec La chair de l’Orchidée et l’opéra avec pour Garnier une production inoubliable – mais avec laquelle il prit rapidement ses distances – des Contes d’Hoffmann d’Offenbach nourrie à l’imaginaire dépressif des poètes romantiques allemands que Chéreau lisait dans le texte avec une passion inextinguible. Ces « Contes sous Novalis » n’avaient pourtant pas été son premier essai à l’opéra. Nous ne savons rien d’une Italienne à Alger pour Menotti et Schippers au Festival des deux Mondes de Spolète, et Chéreau disait ne plus rien en savoir également. Donc, pour débuts véritables au théâtre lyrique, ces Contes d’Hoffmann si noirs avec son cheval en scène, sa poupée qui implose, qu’on vit à l’ultime reprise en 1980 et dont les images fulgurantes nous sont restées, mais pas forcément le théâtre sinon le coup de semonce à l’explosif.

Il faut dire qu’entre temps le Ring de Bayreuth était passé par là, avec son scandale (1976), devenu triomphe (1980) ce qui amusait fort Chéreau, car enfin certains spectateurs qui applaudissaient à tout rompre en 1980, lorsque fut filmée la production (télédiffusée par Antenne 2), participait à l’hallali qui avait cueilli Boulez et Chéreau lors de la création en 1976. Il les avait simplement retournés, mais, inconvénient majeur, était passé du statut de révolutionnaire à celui d’institutionnel.

Peu lui importait au fond, car en 1980 Chéreau avait déjà écrit un nouveau chapitre de son théâtre lyrique avec la création de la version complétée par Friedrich Cerha de la Lulu d’Alban Berg. Soyons juste. L’écueil contre lequel il avait buté lors des Contes d’Hoffmann n’était pas l’œuvre elle-même (il s’en était arrangé, réécrivant, réordonnant) mais l’absence de collaboration avec le directeur musical (pour l’occasion George Prêtre). Son partenaire, celui qui pensait aussi vite que lui, dont le théâtre musical était aussi à fleur de peau que son propre théâtre, il l’avait trouvé pour le projet Bayreuth. C’était Pierre Boulez, rencontré à l’époque à l’insistance de Michel Guy, Pierre Boulez qui vient de déclarer avoir perdu le seul metteur en scène avec lequel il aurait encore voulu travailler.

Avec Boulez, tenter Lulu déjà saisie au théâtre par l’amalgame des deux pièces de Wedekind pour la Lulu du Piccolo Teatro de Milan, la tenter même avec le péril, l’incertitude du troisième acte complété par Cerha était probable, possible, finalement elle sera son plus parfait spectacle d’opéra, et avec « Ceux qui m’aiment prendront le train » son œuvre absolue. Richard Peduzzi lui aura donné alors ses derniers décors inspirés – ils deviendront par la suite au mieux des images comme pour le Tristan et Isolde de la Scala, au pire des empêchements comme le mur du Cosi fan tutte d’Aix ou les encombrements de formes du Wozzeck du Châtelet – portant son théâtre, en magnifiant les gestes, mais ses décors mêmes n’étaient rien sans la savante syntaxe des éclairages qui en scindait les corps, surexposait une direction d’acteur pensée pour des interprètes bien particuliers. Ainsi Chéreau conçut Lulu pour Teresa Stratas, et pour aucune autre, rendant toute reprise du spectacle sans elle impossible ; il reconstituait à l’opéra les familles qu’il se constituait au théâtre, ses chanteurs, ses comédiens formaient, assemblés, un orgue dont il tirait les jeux à volonté. Qu’un seul manqua, et la tribune cédait sous lui, le théâtre disparaissait dans le décor, le spectacle s’évaporait dans les cintres.

Entrant au Théâtre des Amandiers de Nanterre pour huit ans, Chéreau savait qu’il dépendait absolument de ses comédiens, au point d’ailleurs qu’il allait en agréger sans cesse de nouveaux, les intégrant, les aimant parfois, toujours les désirant et les conduisant. Le temps des classiques semblait passé, Koltès, Heiner Müller, plus tard Duras, Botho Strauss allaient envahir sa scène et l’opéra presqu’en même temps disparaître sinon pour un trop impeccable Lucio Silla de Mozart fait pour la Scala et que les Amandiers verront aussi. Les chefs-d’œuvre se feront ailleurs, et d’abord au cinéma, où la syntaxe serrée, le rythme tour à tour errant ou hystérique de L’Homme Blessé marquent un tournant décisif dans le langage dramatique de son auteur. Cette urgence, cette folie, ce débordement par les nerfs, Lulu en rendait déjà compte.

Le temps des Amandiers révolu, Chéreau revint d’abord à Berg, plutôt qu’à l’opéra, avec le souci de rendre Wozzeck, conçu pourtant par Berg comme une suite de scènes cinématographiques, au théâtre de Büchner. Malgré l’espace dévoré par les modules de Peduzzi on y avait suivi, médusé, une direction d’acteur au cordeau où se brûlait, se sublimait Waltraud Meier, et compris du coup que tout chez Chéreau venait du théâtre même dans l’opéra, même dans le cinéma. Son langage premier, ses premiers mots furent théâtre. Et parallèlement c’est le théâtre qui implose littéralement dans La Reine Margot .

Chéreau s’épuise, il grommelle à qui veut l’entendre qu’il ne refera plus d’opéra, encore Don Giovanni pour Salzbourg - où la tête gigantesque du commandeur viendra éclater le décor - et cela suffira. Il tiendra parole dix années, nous décourageant de l’y voir jamais revenir. Dix années de perdues pour nous, mais pas pour le théâtre (Implacable Phèdre pour l’Odéon) et encore moins pour le cinéma qui le voit enchaîner un chef d’œuvre ( Ceux qui m’aiment prendront le train, fresque chorale menée à la cravache et conclue par un interminable survol de l’immense cimetière de Limoges sur l’Adagio de la 10e Symphonie de Mahler dirigée par Pierre Boulez) et deux essais bien plus radicaux où sa grammaire s’aiguise jusqu’à l’insupportable, Intimacy (2000) et Son frère (2003).

Cette radicalité Chéreau la poursuivra au seul cinéma, atteignant son acmé avec Persécution qui se regarde à peine, mais s’éprouve durablement. C’est qu’il avait retrouvé une voix plus apaisée non grâce à l’ami de toujours, ce théâtre qu’il avouait il n’y a pas si longtemps avoir délaissé et auquel il s’apprêtait à revenir au printemps prochain, mais à l’opéra.

Le retour fut discret : un Cosi fan tutte pour Aix, très en demi-teintes, très Marivaux mais Marivaux triste, et il faut bien le dire, contrairement à beaucoup, qui nous avait touché au cœur sans qu’on sut bien dire pourquoi et malgré le méchant mur dont l’embarrassa Peduzzi.

Deux ans plus tard, retrouvant Pierre Boulez et toujours à Aix, De la maison des morts restituait Chéreau à lui-même, bien entendu porté par Dostoïevski qu’il avait intégré à son théâtre plus d’une fois, mais porté aussi par le geste dramatique si rapide, si elliptique, si évident de Janacek, dont la grammaire musicale correspondait exactement à sa grammaire scénique. Et à nouveau un grand geste de théâtre péremptoire et définitif - cette chute abrupte de livres et de manuscrits, masse tombée des cintres - qui disait à elle seul que Chéreau se retrouvait de plein pied avec son génie. Gageons que Pierre Boulez n’aura pas été pour rien dans cette renaissance. La même année (2007), Tristan et Isolde pour la Scala ne se voulut que direction d’acteur, mais fut aussi de facto une déclaration d’amour à Waltraud Meier, Isolde absolue qui voyait toute sa passion à travers les yeux de Chéreau, avait plié la moindre parcelle de son être à ses volontés. Depuis la Lulu de Teresa Stratas, on ne lui avait jamais autant donné à l’opéra.

Alors pourquoi continuer au théâtre, dont Chéreau avait reconverti les planches en scène de lecture, y disant en costume de ville ou en chemise des textes du tendre ami Guibert, comme en hommage, de Guyotat, nouvelle manière de théâtre solitaire commencée en 2005 avec les Carnets du sous sol de Dostoïevski et dont l’apogée fut certainement du même Dostoïevski, Le Grand Inquisiteur tiré des Frères Karamazoff (2006), oui pourquoi le théâtre puisque dans l’opéra il y a aussi, d’abord, le théâtre ?

Comme un point d’orgue inattendu est venue cet été Elektra. A vrai dire, on n’y croyait pas, on savait le cancer des poumons à l’œuvre, on nous rapportait l’amaigrissement, la fatigue, la « désenvie ». On n’y est pas allé, effrayé d’avoir à affronter une catharsis, simplement de le croiser. Trop tard pour pleurer.

Et maintenant que Patrice Chéreau n’est plus, que deviendront ses productions ? Qui osera les reprendre, sacrilège ? En assistant à La Didone de Cavalli au Théâtre des Champs-Elysées selon Clément Hervieu-Léger on a cru voir quelques éléments de cette langue se survivre dans l’art d’un autre. C’est peu vu ce qu’on avait, c’est beaucoup vu ce que l’on a perdu. Et ce ne sont pas les captations des Contes, du Ring, de Lulu, de Tristan, de De la Maison des morts qui combleront le vide, elles ne feront que l’agrandir même si l’on y reviendra pour vérifier que oui, Patrice Chéreau fut bien le metteur en scène lyrique absolu de son temps.

Jean-Charles Hoffelé

Photo : DR
 

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