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​ Le Chant de la Terre par John Neumeier au Théâtre du Capitole – Pour toujours – Compte-rendu

 
Le Capitole de Toulouse multiplie les coups d’éclat. Outre la proche prise de fonction à l’Orchestre du jeune prodige Tarmo Peltokoski, voici un événement aussi rare que précieux : l’entrée au répertoire d’un ballet de John Neumeier, et non le moindre car dans son graphisme aussi intense que sobre, Le Chant de la Terre, sur l’œuvre de Mahler, créé par et pour l’Opéra de Paris en 2015, distille comme une brume l’ascèse du grand chorégraphe, tendu vers l’essentiel après un demi-siècle passé à la direction du Ballet de Hambourg. La commande avait été obtenue par Kader Belarbi, précédent directeur de la compagnie toulousaine et qui fut un grand interprète de Neumeier, notamment dans son Vaslaw.
Aujourd’hui, c’est l’Allemande Beate Vollack qui lui succède et a la charge de rendre honneur au chef-d’œuvre mahlérien, avec des danseurs qui ne sont guère habitués à une telle concentration psychologique, car le moindre de leurs gestes doit porter la marque et le message du maître de Hambourg.
 

John Neumeier © Kiran West

Presque cinquante années se sont écoulées depuis que Neumeier, en 1975, fit exploser en une furieuse vague romantique les anneaux déroulés de la 3Symphonie de Mahler : Mahler, son frère, par-delà le temps, comme Bach, son dieu. Ses deux points d’appui, de rencontre, d’essor. Avant d’aborder Le Chant de la Terre en 2015. Et déjà l’œuvre portait la marque d’une lente évolution, à l’inverse d’une révolution : une évolution vers une façon d’appréhender une œuvre musicale, ici appuyée sur des poèmes chinois datant de la dynastie Tang – la traduction de La Flûte chinoise offerte à Mahler par un de ses amis –, en en gardant la trame, et non la lettre. Pas sous forme d’illustration, mais d’ouverture vers d’autres horizons.
 

 © David Herrero

La chorégraphie du Chant de la Terre  fut comme l’aboutissement d’un plein, mais aussi d’un manque, Neumeier n’ayant pas osé s’attaquer à cette pièce écrasante, dont Bruno Walter qui la créa, disait qu’elle était la plus mahlérienne des œuvres du compositeur. Et ce pendant des décennies, car Kenneth MacMillan, le grand chorégraphe  anglais, en avait signé, pour le Ballet de Stuttgart, une version qui paraissait inégalable. L’heure de la liberté étant venue, après tant de chemins empruntés, Neumeier nous entraîne sur la voie d’une impalpable errance, qui ne se veut même plus quête, ce qui était le cas pour la 3e Symphonie. Pas un pas, un geste, un groupe, qui ne soit disposé comme les mécanismes d’une impitoyable horlogerie, tandis que le personnage principal, cet homme qui n’est même plus nietzschéen, mais réduit à son essence, passe au milieu des joies du vin, de l’amour et de la beauté comme une silhouette esseulée, que viennent effleurer des groupes de gracieuses jeunes filles, d’amis bondissants, puis un rêve féminin et enfin mortel, sans qu’il puisse s’y accrocher.   
 

© David Herrero
 
Les mouvements glissent comme des esquisses, ou se fixent en structures géométriques, à l’exception de pas de deux dont la beauté engloutit le jugement. Et la profondeur des gestes fait comprendre combien le langage neumeierien est riche et aigu : alors que dans le ballet classique, on apprécie souvent la qualité des attitudes pour ce qu’elles sont, et que dans la danse contemporaine, les interprètes demandent à être ressentis plus qu’admirés, ici la chorégraphie commence par jouer sur la corde de l’esthétique, mais si tendue qu’elle appelle le spectateur à entrer peu à peu dans le corps du danseur, pour se charger de son tourment et en prendre une partie : vers la dissolution de l’individu, tandis que la nature continue de renaître. Danse au cordeau, dans des costumes splendides signés du chorégraphe,  aussi élégants pour les filles que des colonnes cannelées, ondulations comme des fumées , entrelacements déchirés, par moments, et immobilité suprême pour suggérer le tourbillon intérieur, l’un des grands secrets de Neumeier, notamment dans son ballet Sylvia. On reste marqué par certains gestes qui bouleversent, comme lorsque le héros prend dans ses mains le visage de la femme, laquelle s’esquive, et qu’il les garde tendues, porteuses de son empreinte, à tout jamais.
 

© David Herrero

Pour les danseurs toulousains, engagés dans une aventure qu’ils savent exceptionnelle et conduits par Laura Cazzaniga et Janusz Mazon, anciens grands solistes du Ballet de Hambourg avant d’en devenir les passeurs (ils firent déjà travailler le ballet parisien à la création), c’est à la fois une avancée chorégraphique qui mène aux confins de ce que peut dire la danse, et également musicale : en effet la version choisie, sur laquelle Neumeier n’avait d’ailleurs pas encore travaillé, est celle réduite pour formation de chambre par Schoenberg et Riehn, qui convient parfaitement aux proportions du Capitole. Conduite avec une précision d’orfèvre par Nicolas André, un chef français, familier de l’Opéra de Hambourg, et créateur du festival d’Arromanches, elle confère une sorte de finesse osseuse à une pièce dont le dépouillement vibrant s’en trouve exalté. Outre les voix puissamment expressives d’Anaïk Morel et de Airam Hernandez, on y a apprécié la formidable aptitude au tragique de Ramiro Gómez Samón, et comme toujours l’élégance fluide de Natalia de Froberville, entourés d’ensembles d’une perfection accomplie.
 

Nicolas André © nicolasandre.org

Tant de riche musique pour déboucher sur la plénitude du silence, tel est le chemin, pas toujours facile, que trace John Neumeier, déjà une manière d’Epilogue, nom du ballet composite sur lequel il achèvera sa carrière le 30 juin à Hambourg. Une sorte de chant du départ que ce Chant de la Terre : à voir, à revoir, à comprendre, à admirer, à méditer et à s’incorporer. Ewig …
 
Jacqueline Thuilleux

 

 
Le Chant de la Terre (chor. John Neumeier / Version Schoenberg-Rhien) – Toulouse, Théâtre du Capitole, 17 avril : prochaines  représentations les 23, 24 & 25 avril 2024. www.opera.toulouse.fr
 
Photo © David Herrero

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