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L’Arlésienne et Carmen par le Ballet de l’Opéra de Lyon - Soleil noir - Compte rendu

Très belle soirée que cette rétrospective Roland Petit voulue par Yorgos Loukos, avec les danseurs de l’Opéra de Lyon, pour rendre hommage à celui qui fut son ami, et un des plus brillants créateurs de la scène française, avec l’aide d’un des plus grands danseurs de Roland Petit, Luigi Bonino, gardien éclairé de son style.

On a trop vite fait d’éliminer Roland Petit des programmes du jour, considérant que son écriture est extrêmement datée et qu’il n’apporte plus grand-chose à la carte contemporaine. C’est l’avoir mal regardé : certes il y avait les tics, ces visages criards, ces gestes syncopés comme des cris lancés pour provoquer le public, ces excès de maquillage qui tendaient au cabaret, ces silhouettes caricaturales, qui griffaient sa manière comme un grand couturier, mais que de lignes fortes, que de figures inédites et hautement expressives. Et quel formidable élan jailli d’une France  baignant encore dans les charmes sophistiqués et un rien maniérés de l’époque Lifar  –à qui Petit fut pourtant redevable de bien de ses innovations –, quelle soif de trouver un ton nouveau cadrant à la fois avec la triste poésie d’après-guerre et le besoin urgent d’imposer de nouvelles lignes, plus libres, plus vivaces.

Beaucoup de pièces à la manière de lui-même, par la suite, ombrèrent un peu l’image créatrice et vitaminée de Petit, mais aller chercher ses purs chefs-d’œuvre permet de goûter sa nouveauté chorégraphique, sa force dramatique, son style inimitable, son allure, à une époque où les grandes signatures se raréfient. Poésie populaire, finies les princes et les princesses, les fouettés et les variations solennelles avec une minute de préparation : les ballets de Petit s’enchaînent avec une rapidité cinétique, son style sec, nerveux, aguicheur sans lyrisme s’inscrit dans un monde sans illusions, devenu plus dur, plus graphique.

© Stofleth

Reprendre Carmen, créée au sortir de la guerre, alors que Petit, brisant ses barrières, choisissait une improbable liberté au lieu de l’écrin doré de l’opéra, c’est aussi retrouver un mythe, celui de Zizi Jeanmaire, qui naquit avec ce ballet, alors que jusque là, elle n’avait pas encore trouvé son style. Petit fut son Pygmalion, mais elle fut sa muse. Jeu égal.

Aujourd’hui, Carmen tient bon la rampe même si les modifications que le chorégraphe a fait subir à la musique pour qu’elle s’enchaînât mieux sur les scènes majeures, ainsi qu’aux personnages masculins, désarçonnent un peu à l’époque de notre hypocrite purisme. Don José fait très matador et c’est lui qui enlève Carmen, par exemple. Mais le corps de ballet s’ébroue avec une énergie contagieuse, on relève des présences craquantes, celle du chef des bandits, Raul Serrano Nuñez, et le couple central vit l’aventure avec une force convaincante : dommage simplement que face à l’avantageux Edi Blloshmi, Don José élégantissime, la Carmen lyonnaise, Noëllie Conjeaud, malgré de forts beaux bras et une présence certaine, n’ait pas les jambes qui puissent rappeler les gambettes de dame Zizi , ou tout au moins mettre en valeur le mini costume que lui dessina Antoni Clavé.

© Stofleth

25 ans plus tard, en 1974, c’était au tour de L’Arlésienne d’éblouir. Petit n’avait plus à se faire reconnaître, à provoquer, il avait trouvé son style et pouvait donc, comme tout créateur prolifique, se permettre de l’épurer. L’œuvre, qui colle admirablement à la terrible musique de Bizet, laquelle cogne dans nos oreilles et notre cerveau comme un marteau inexorable, sous des airs charmants de farandoles provençales, est sèche, poignante, dessinée au poignard. Tout y prend un caractère fatal impitoyable, et les duos entre la malheureuse Vivette et l’encore plus malheureux Frédéri, possédé par son obsession, sont bouleversants tant la solitude de chaque être y résonne. Âmes et corps qui jamais ne se rencontrent, dans une quête éperdue, chacun vers son idéal. Portés impressionnants, sortes de frises à l’antique, presque sacrificielles lorsque les camarades des deux jeunes gens traversent la scène comme un chœur grec , oppressante course finale lors que Frédéri, seul en scène, saute et tournoie jusqu’au vertige final de son suicide. Sa ronde mortelle rappelle combien, sous ses airs charmeurs, cette figure traditionnelle, apparemment banale peut devenir morbide, affolante. Petit a su ici conjuguer ces deux dimensions de la danse et faire ressentir la musique au plus vif.
Les interprètes sont parfaits, de la fine et délicate Kristina Bentz, aux ravissantes lignes de jeunes fille brisée,  sorte de Giselle poignante dans son amour désespéré, au brillant Tyler Galster, gestique large, sauts amples, expressivité subtile : duo épuisant psychologiquement, l’on n’en doute pas. Et l’on est heureux de retrouver l’écriture ouvragée, les entrelacs parfaits de cette Arlésienne sobre et déchirante, dont, avec le recul, et même si ne fut pas une révolution de la danse, on peut aujourd’hui penser qu’elle fut le véritable chef-d’œuvre de Petit, une sorte de sublimé de son talent. Quant aux bandes sonores, elles sont parfaites, ce qui permet ainsi d’éviter les désagréments d’orchestre !
 
Jacqueline Thuilleux

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Roland Petit/Bizet : L’Arlésienne et Carmen, Lyon - Opéra, 21 novembre ; prochaines représentations : 22, 23 et 24 novembre 2017/ www.opera-lyon.com  
 
Photo © Stofleth
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