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La Walkyrie en direct du Royal Opera House – Choc frontal – Compte-rendu

500 salles au Royaume Uni et près de 1000 réparties dans une quarantaine de pays ont subi en direct le formidable choc de cette Walkyrie retransmise depuis sa maison mère de Londres, le Royal Opera House, dans la production fameuse de Keith Warner. Au sein d’une saison qui mêle opéras et ballets et compte des titres servis par des interprètes fabuleux, comme Vadim Muntagirov, grande étoile de la troupe , sans parler des Kaufmann et Netrebko pour la Force du destin et du sublime Roméo et Juliette de Mac Millan, l’un des plus beaux rôles du jeune Noureev, à l’époque où sa carrière épousait celle de Margot Fonteyn.

John Lundgren (Wotan) & Nina Stemme (Brünnhilde) © Bill Cooper
 
Choc frontal donc que cette Walkyrie, dont la barbarie écrasante éclate d’autant plus que la caméra ne laisse ignorer aucun des mouvements d’âme et de glotte des interprètes, tous des géants du chant wagnérien, et constituant l’un des plus formidables plateaux qui se puisse rêver à ce jour.
Certes l’image dessert parfois autant qu’elle rapproche du drame, d’autant qu’il ne s’agit pas ici de chanteurs remarquables par leur apparence, à l’exception de Wotan et à un moindre titre de Hunding. Mais il se produit un étrange phénomène : après un moment difficile face aux physiques ingrats de Stuart Skelton, d’Emily Magee et de Nina Stemme, dont les défauts sont magnifiés par un excès de gros plans, on se prend à les oublier totalement, tant leur chant atteint l’essentiel dans la beauté et l’expressivité : bref on se trouve dégagé de l’accessoire du joli, sans pour autant rechercher la laideur conceptuelle, comme le font si souvent nos amis allemands.
 
La vision que propose Keith Warner de ce drame terrible, marqué par l’inceste sur lequel il insiste puissamment, et déborde même, tant les étreintes de Wotan et Brünnhilde sont explicites, est celle de la sauvagerie et non d’une réflexion sur le bien et le mal, une sauvagerie accentuée par l’imagerie rouge et noire, le jeu avec les manteaux de peaux de loup, évoquant Welse-Wotan – pas de cornes heureusement –, l’hystérie des Walkyries. Bien sûr il y a quelques facilités incongrues comme ce grand ventilateur qui scande l’espace de la maison de Hunding puis du Rocher final, alors que les personnages sont en fourrures et que l’histoire n’évoque pas un monde ensoleillé ! Détail… Mais on sort avantageusement du conceptuel pour recevoir la violence barbare de l’histoire, sa brutalité plus que son lyrisme : à cet égard le personnage campé par le spectaculaire John Lundgren en Wotan est le plus intéressant.
 

Nina Stemme (Brünnhilde) © Bill Cooper
 
Finis les nobles vieillards barbus et bien coiffés tels Wagner lui-même, fini le douloureux seigneur digne de la Grèce antique, ici Wotan apparaît en dieu germanique, ou du moins tel que nous l’imaginons – car les représentations de ce panthéon sont quasi inexistantes –, mais non plus comme le XIXe siècle l’a recréé. Ici c’est plutôt l’imaginaire gore du moment qui donne le ton à cette incarnation. Plutôt jeune, parfois bestial, torturé comme un animal, il enlève de l’émotion aux adieux si bouleversants de Wotan et de Brünnhilde mais ajoute de la crédibilité à son rôle de dieu des batailles, à la fois somptueux et pitoyable. Par moment le gros plan accentue à l’excès les mimiques un peu appuyées de Lundgren, mais il sert aussi sa force de frappe, et sa voix grandiose, dure et agressive n’en ressort que mieux. Face à lui, le temps d’une scène de ménage qui confine au grotesque, la silhouette durement appuyée de Sarah Connolly, en Fricka digne de Cruella, engoncée dans une pesante robe rouge, ajoute au caractère quasi cinématographique de l’affrontement.
 

Emily Magee (Sieglinde) & Stuart Skelton (Siegmund) © Bill Cooper

Traits appuyés aussi, pour le duo des jumeaux Siegmund et Sieglinde (photo), qui éblouit par le mariage de deux voix exceptionnelles et de deux présences magnétiques qui vont au-delà des limites physiques. Emily Magee, on la connaît bien, on sait sa sensibilité autant que la vigueur d’une voix qui sait être charnue autant que vigoureuse. Quant à Stuart Skelton, on se demande s’il est aujourd’hui possible de faire mieux, tant son Siegmund de velours même dans les plus violents excès, enveloppe et étreint. Leur duo envoûte. Alors que celui qui devrait être le plus barbare d’entre tous, le beau Ain Anger en Hunding, paraît presque civilisé face à ces deux monstres scéniques. De Nina Stemme, elle aussi desservie par l’image car elle semble tellement plus âgée que son Wotan de père, on retient bien sûr, inchangée, l’airain d’une voix qui la met au niveau des interprètes historiques du rôle. 
Des scènes mémorables émaillent ce parcours et notamment, plus que tout, la Chevauchée des Walkyries, si souvent ridicule, parce que si difficile à réussir : et là, sans excès de vidéos, presque simplement par la force tourbillonnante des filles – toutes voix superbes d’ailleurs –, c’est à un essaim de furies qu’on a affaire, échevelées, surexcitées, tournoyantes dans leurs simples robes noires, ensanglantées parce qu’elles trimballent des cadavres. Elles offrent un tableau macabre et délirant, mais sans tomber dans une recherche stylistique qui en gâcherait la force. Elles sont justes crédibles, et c’est bien rare pour les Walkyries.

Sir Antonio Pappano © PC Muscchio et Ianiello licensed to EMI Classics

Mais la plus grande vedette de ce spectacle touffu et étreignant, c’est avant tout l’Orchestre du Royal Opera House, engagé viscéralement dans cette entreprise gigantesque. Il est vrai qu’il en a l’habitude, tant son chef, Sir Antonio Pappano, emporte l’ensemble avec une violence, un sens du grandiose et une élégance même dans les élans les plus fous, qui font que tout s’équilibre, jusqu’à la limite du vertige. Sa Chevauchée des Walkyries, en totale symbiose avec le plateau, doit rester dans les mémoires. On en profite pour souligner l’importance de ce chef aussi excellent verdien que wagnérien, chose rare, et qui ne prend que peu de temps pour consolider son image médiatique. L’excellence du travail accompli dans cette fosse depuis qu’il y est installé, puisqu’il dirige l’Opéra londonien depuis 2002, est à souligner comme une des grandes réussites contemporaines en matière lyrique.
 
Jacqueline Thuilleux
 
Wagner : La Walkyrie - En direct du Royal Opera House de Londres,  28 octobre 2018. Prochaine retransmission, La Bayadère, dans la production de Natalia Makarova, avec Vadim Muntagirov le 13 novembre 2018. Programme complet des retransmissions du ROH : www.rohcinema.fr
  
Photo Stuart Skelton (Siegmund) & Emily Magee (Sieglinde)  © Bill Cooper

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