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Jonas Kaufmann en récital au théâtre des Champs-Elysées – Culotté ! – Compte-rendu

Après deux tentatives avortées à Londres et à Rome courant 2017, Jonas Kaufmann (photo) a fini par se mesurer aux Vier letzte Lieder de Strauss, sur lesquels aucune voix masculine n'avait encore osé se poser dans son intégralité. Prétention, inconscience, inutilité, courage ? Tout jugement pourra être invoqué, cependant personne ne pourra reprocher au célèbre ténor de s'endormir sur ses lauriers, ou de ne pas prendre de risque. Car il en faut de la détermination pour plier un instrument que, par essence, la nature et la physiologie éloignent radicalement de cette partition, réalisée pour les capacités et les particularités de la voix féminine.
 
Prévus au départ pour être chantés avec orchestre sous la conduite d'Antonio Pappano et des membres de l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia, ces Vier letzte Lieder ont finalement été proposés dans une version pour piano confiée au fidèle accompagnateur Helmut Deutsch. Placés en dernière partie de ce récital parisien des Champs-Élysées (le premier de la saison des Grandes Voix), comme à Bordeaux deux jours avant, pour augmenter l'impatience des auditeurs, le cycle était soigneusement intégré à un programme à la richesse et à la densité remarquables.

Mélodiste raffiné, au goût extrêmement varié, Jonas Kaufman s'est d'abord illustré dans l'univers très cérébral de Liszt, avec une sélection particulièrement pointue de poèmes de Heine, Goethe, Emil Kuh et Nikolaus Lenau. Comme toujours dans ce répertoire, Kaufmann concentré, inspiré, pénètre en quelques secondes l'esprit des pièces et traduit musicalement chaque pensée, chaque image, véritable passeur entre le poète et le public. Peintre de l'âme, le chanteur émeut par son art de l'expression très fouillé et la diversité de ses nuances, passant ainsi des conflits propres à l'état amoureux (« Freudvoll und leidvoll »), à la nostalgie de la ballade du Roi de Thulé (« Es war ein König in Thule »), avant de livrer une lecture éminemment personnelle des « Drei Zigeuner », tout en retenue et comme suspendue, à l'opposé de celle d'une Schwarzkopf au charme plus maléfique.

Helmut Deutsch © Shirley Suarez
 
Chez Mahler dont il a abordé avec succès Das Lied von der Erde seul en scène (au TCE en 2016) et en studio (dirigé par Jonathan Nott à la tête des Wiener Philharmoniker/Sony), ainsi que les Lieder eines fahrenden Gesellen (notamment à Berlin avec Barenboim en 2016), le ténor munichois excelle à dépeindre les émotions et les effusions intimes, qu'elles soient d'ordre amoureux ou liées à une douleur profonde. Le timbre de voix corsé de Kaufmann porté par une ligne aérienne, idéalement posé sur cette musique au lyrisme envoûtant, convient merveilleusement à ce cycle, qui atteint son paroxysme à l'avant dernière mélodie, « Ich bin der Welt abhanden gekommen » ; difficile dans cette interprétation au dramatisme subtilement dosé jusque dans ces piani impalpables, de ne pas rendre les armes, face à tant de beauté.
 
Pour ceux qui pensaient Kaufmann enclin désormais à la facilité, tributaire de sa notoriété et donc abonné uniquement aux chansons napolitaines et au crossover, le chanteur débutait la seconde partie de son programme avec un bouquet de lieder de Wolf, auteur cérébral s'il en est. En accord avec le piano rigoureusement racé d'Helmut Deutsch Kaufmann, qui n'a pas cherché la facilité avec des mélodies arides telles que « Ich stand in dunkeln Traümen » ou « Aus meinen grossen Schmerzen », s'est immergé tout entier pour restituer avec une pensée presque naturelle  – ce qu'elle n'est pas – l'âme élégamment névrosée de l'auteur de « Kennst du das Land », sur des vers de Goethe.

© Gregor Hohenberg / Sony Classical
 
Jonas Kaufmann a-t-il eu raison de se frotter au Vier letzte Lieder, l'ultime composition de Strauss créée après sa mort par Flagstad et Furtwängler à Londres en 1950 ? Sur le strict plan vocal, « Frühling » avec sa ligne escarpée, ses mélismes répétés et ses accents résolument flottants l'ont soumis à rude épreuve, l’absence d’un soutien orchestral s’avérant délicate ! S'il se tire de justesse de l'affaire, c'est au prix d'un allègement proche du détimbrage, d'un souffle d'une rare résistance et d’une technique éprouvée. Les admirateurs de pureté, de légèreté et de liquidité vocale propre à quelques grandes sopranos du passé, Schwarzkopf, Della Casa, Lott, passeront évidemment leur chemin. Moins exposé et déjà plus mélancolique avec ces images de jardin sous la pluie, de gouttes d'eau sur un acacia et de roses langoureuses, « September » convient davantage à son tempérament et à sa typologie vocale. La gravité contenue dans « Beim Schlafengehen », sorte d'injonction au repos de l'âme, invitant à l'oubli et au sommeil, trouvant en Kaufmann un magnifique conteur, medium tourmenté des mots de Hesse sublimement mis en musique par l'auteur du Chevalier à la rose. « Im Abendrot » enfin, à l'image de « Morgen » souvent interprété par le ténor, grandiose épilogue à ces quatre « saisons » de la vie, est sans surprise un moment d'une rare intensité, la voix du chanteur dépouillée, apaisée, parvenant à rendre palpable la sensation de vide face à l'arrivée imminente de la mort.
 
Alors risqué ? Sans aucun doute car ce cycle même transposé résiste à la voix de ténor et confirme qu'il a été conçu et écrit pour une voix de femme. Culotté ? Assurément car si Kaufmann a abandonné – pour le moment en tout cas, alors qu’un autre ténor, Pavel Breslik, s'apprête à les interpréter en première mondiale à Bratislava avec le Slovak Philharmonic dirigé par Robert Jindra  – l'idée de chanter les Vier lezte Lieder avec orchestre, ce dernier n'a pas abandonné ce projet qui lui tenait à cœur et a su s'y mesurer avec le grand talent et la singularité artistique qui lui appartiennent.
Jusqu’au bout flamboyant et généreux, Kaufmann offrait à son public quatre bis, fermant le bal avec une enivrante « Cäcilie ».
 
François Lesueur

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Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 20 septembre 2018

Photo © Gregor Hohenberg / Sony Classical

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