Journal

Irrelohe de Franz Schreker en création française / Festival "Secrets de famille" de l’Opéra de Lyon – Le Crépuscule des Diables – Compte-rendu

 

 
« L’oubli se serait de toute façon fait sur son nom, même si en 1933, le verdict racial nazi ne l’avait pas condamné au silence ». Voici ce qu’écrivait de Franz Schreker le critique Heinrich Strobel, page 1320 de l’Histoire de la Musique éditée par La Pléiade en 1973. Assurément, cet éminent musicologue s’est trompé, et la résurrection  d’Irrelohe, opéra dudit Schreker, créé à Cologne en 1924 sous la baguette d’Otto Klemperer, le démontre d’éclatante façon. C’est à l’Opéra de Lyon, dont Richard Brunel a aujourd’hui pris les rênes, que l’on doit cette création française d’une œuvre qui se place très haut au firmament de la musique du XXsiècle.
 

© Stofleth

Du musicien autrichien, méconnu en France, alors qu’il fut une véritable vedette de la composition et de la baguette dans l’Allemagne et l’Autriche des années 20, on avait déjà pu apprécier le ton vigoureux, la riche orchestration, dans une farce drue et loufoque, Der Schmiedt von Gent, montée en 2020 à l’Opéra de Gand. Rien à voir avec Irrelohe, œuvre à la fois mystique, fantastique et intensément marquée par les horizons de la psychanalyse, dans un langage d’une richesse orchestrale et d’une variété de styles qui fait passer de l’expressionnisme à l’impressionnisme, du parler-chanter au grand air lyrique, du drame purement théâtral à l’extase sonore. Musique à la fois agressive par sa virulence, son dramatisme, sa sensualité, n’évitant, ni dans les développements sonores, ni dans la crudité de certaines situations, un érotisme encore peu de mise dans la musique à l’époque, même si Salomé, près de deux décennies auparavant, avait ouvert la voie.
 
L’histoire, qui tourne autour de viols et de bestialité sexuelle, peut être lue à différents niveaux : ceux de l’animalité qui s’oppose en tout être humain à son aspiration à l’harmonie, mais aussi de l’existence du mal pur, qui ne peut être éradiqué que par un sacrifice, déguisé ici en une agression presque justifiée, le héros maudit, le comte Heinrich, tuant son frère Peter (dont il ignore qu’il est son frère) pour l’empêcher de perpétrer les fureurs bestiales qui ont marqué sa famille d’un sceau d’infamie, puisque ce dernier va violer sa fiancée sur la place publique. Un climat oppressant baigne l’ensemble de l’œuvre, rendu sensible par des vidéos sombres et une mise en scène signée David Bösch,  d’une évidence remarquable dans les angoisses et les tourments des personnages, sans pour autant atteindre aux excès de l’expressionnisme dont l’Allemagne du temps fut si friande. Une sobriété qu’on apprécie pour mieux dominer cette ambiance malsaine.
 

© Stofleth
 
Magnifiquement éclairé par Michel Bauer dans un style année 30, avec des encarts qui structurent les tableaux comme les drames des films muets, avec un soupçon d’humour, le plateau se partage entre l’auberge où se joue le drame de Peter, l’être différent qui ne sait pas d’où il sort, et se trouve de ce fait rejeté par la communauté, et, loin sur la colline, la silhouette menaçante du château d’où part le mal. D’obsédantes vidéos signées Falko Herold, comme les décors, tracent des chemins dans ces bois maudits, et réveillent de sinistres fantômes, Car c’est bien d’une lutte entre le bien et le mal qu’il s’agit, d’un désir de vengeance mais aussi de néant qui habite plusieurs des personnages, tandis que l’ultime rejeton d’une famille habitée d’instincts destructeurs, le comte Heinrich, se bat désespérément contre ses démons dans sa noire forteresse.
 

© Stofleth
 
La musique, enveloppante, pressante, insidieuse, séductrice, affiche une évidente affinité avec Strauss et Wagner, et elle n’aborde pas le terrain sur lequel Schoenberg et Berg affirmeront leurs nouveaux discours musicaux, à la même époque. De Schoenberg, elle se rattache plutôt au romantisme désespéré des Gurrlieder, dont Schreker dirigea d’ailleurs la création en 1913, à Vienne. Elle se feuillète comme un album, ne heurte que pour démontrer et non se démontrer elle-même. Et culmine sur une scène de mort et d’incendie, où l’héroïne Eva, dans une envolée grandiose et rédemptrice, n’est pas sans rappeler une certaine Brünnhilde, tandis que tout brûle dans le château maudit, comme un certain bûcher du Crépuscule des Dieux. Et surprise, alors que dans les années 1920, l’art tend souvent à une sorte d’autodestruction, ici ce sont des paroles d’apaisement qui concluent le cataclysme : le feu purificateur permet «  la victoire de l’amour sur la passion sauvage ». Certes, le metteur en scène David Bösch, qui conduit le drame, on l’a dit, avec une tenue qui contredit la pesanteur du propos, laisse le couple étendu sur le sol, épuisé par l’épreuve endurée, mais la porte est ouverte sur l’espoir, le jour peut se lever. En 1924, voilà qui a de quoi surprendre.
 

© Stofleth

L’interprétation ne marque aucune faiblesse, ni celle du malheureux Peter, issu d’un viol, et qui sera sacrifié en un meurtre qui prend des airs de vengeance rituelle, grâce au très expressif et  prenant  baryton Julian Orlishausen, lequel navigue entre chant et discours sur le mode le plus naturel, ni pour le Comte Heinrich, Tobias Hächler, d’une présence écrasante dans un rôle double. Le sinistre ménestrel Christobald, artisan du bûcher final et dont la vie a été brisée par le viol de sa fiancée Lola, est incarné avec une force ambigüe par le ténor Michael Gniffke, tandis que Lola, lancinante incarnation de l’amour blessé, et des obsessions du temps passé, est campée avec une sorte de pudeur nostalgique par la mezzo Lioba Braun. Enfin et surtout la superbe soprano canadienne Ambur Braid, en Eva, autour de laquelle tout se cristallise, déploie une largeur et une véhémence bouleversantes, avec des aigus, on l’a dit, dignes d’une grande wagnérienne, autant qu’un jeu d’une justesse parfaite.
 
Evidemment, dans la fosse, quelle baguette plus précise, plus éclairée, plus concernée que celle de Bernhard Kontarsky, lié depuis toujours, avec ses frères Aloys et Alfons, à l’aventure sonore du XXe siècle ? A 84 ans, longs cheveux blancs, silhouette menue et voûtée qui semble sortie de la scène qu’il domine, il met de l’ordre dans cette tourmente musicale compliquée, tout en lui laissant sa puissance explosive. Un maître, qui électrise les chœurs et l’orchestre de l’Opéra de Lyon, et croit éperdument en ce qu’il défend.

 
Jacqueline Thuilleux

Schreker : Irrelohe (création française) – Lyon, Opéra, 19 mars ; pochaines représentations les 22, 25, 27, 29 mars & 2 avril 2022 // www.opera-lyon.com/fr/saison-2122/opera/irrelohe-feu-follet
 
 
Photo © Stofleth

Partager par emailImprimer

Derniers articles