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Intégrale des mélodies de Bizet (3 CD Harmonia Mundi) – Fatal Bougival – Compte rendu

 
Ah, si Georges Bizet n’avait pas choisi en 1875 d’aller habiter une maison dont le jardin donnait directement sur la Seine et s’il n’avait pas décidé d’aller nager dans le fleuve, ce qui causa une crise de rhumatisme et une rupture d’anévrisme ! Sa vie aurait peut-être été beaucoup plus longue, il aurait pu laisser bien d’autres opéras, et probablement aussi bien davantage de mélodies. Tel qu’il l’a laissé en décédant à 36 ans, son catalogue dans ce domaine n’inclut que 63 numéros. C’est peu, si on compare avec ce qu’a produit un compositeur aussi prolifiques que Massenet, qui mit en musique quelques centaines de poèmes au cours de sa longue vie. C’est beaucoup plus que Duparc, évidemment, et ce n’est pas tellement moins que Fauré (103) qui trépassa pourtant à l’âge respectable de 79 ans.

 

Cyrille Dubois © Jean-Baptiste Millot

 
Choix avisés
 

Somme toute, 63 mélodies, soit trois heures de musique, ce n’est pas si mal, et cela semble surtout énorme par rapport aux quelques rares pages que la postérité a véritablement retenues. « Adieux de l’hôtesse arabe », sur un texte de Victor Hugo, voilà qui suffirait à valoir à Bizet sa place au panthéon des mélodistes. Les poèmes d’Hugo suscitèrent plusieurs autres compositions du père de Carmen, dont les choix étaient plutôt avisés : Théophile Gautier, Lamartine et Musset sont des noms récurrents parmi son catalogue, on y trouve aussi Marceline Desbordes-Valmore et Ronsard, même s’il y a bien sûr beaucoup d’inconnus célèbres comme le librettiste Jules Barbier, ou Philippe Gille, qui écrivit en collaboration les livrets de Lakmé ou de Manon, entre autres.

 
Variété dans les couleurs
 
Il y avait donc de quoi proposer un enregistrement intégral de ces mélodies (1), qui n’avait curieusement jamais été tenté. Année anniversaire aidant, un coffret de trois disques est donc proposé par Harmonia Mundi, avec la participation de l’incontournable Palazzetto Bru Zane et de l’association des Amis de Georges Bizet. Et alors que le PBZ a souvent fait le choix de confier des intégrales de mélodies à un seul chanteur et à un seul accompagnateur, cet album fait le pari tout aussi défendable de prendre quatre chanteurs et deux pianistes, ce qui permet plus de variété dans les couleurs vocales, et donc d’éviter plus sûrement le risque de monotonie, toujours possible quand les œuvres ne sont pas toutes des réussites inoubliables.
 

Marianne Croux en duo avec Coline Dutilleul © Harmonia Mundi

 
Un quatuor vocal idéal
 
Le défi est relevé haut la main, d’autant que le quatuor vocal (que l’on entend aussi dans quelques duos) est de qualité. Est-ce parce que Cyrille Dubois s’est déjà beaucoup illustré dans le domaine de la mélodie française que son portrait figure en grand format dans le coffret ? On connaît l’art avec lequel il susurre les textes, et il prend plaisir à couronner quelques numéros d’aigus enflammés. La soprano Marianne Croux est également une découvreuse dans ce domaine, et l’on se rappelle qu’elle enregistra, la première, les Chants de Bilitis de Rita Strohl (2) ; sa voix a l’ampleur voulue pour restituer tout leur dramatisme à certaines de ses pages, sans que l’on perde un mot des poèmes. La présence de la basse Guilhem Worms étonnera ceux qui ne l’ont entendu que dans le répertoire baroque, mais son timbre grave prête une belle densité à plusieurs numéros, et rend peut-être encore plus comique la balourdise du protagoniste de « La Coccinelle ». La mezzo Coline Dutilleul, enfin, enchante par le naturel constant de son chant, comme si elle n’avait qu’à ouvrir la bouche pour qu’il en sorte du Bizet.

 

Guilhem Worms et Luca Montebugnoli © Harmonia Mundi

 
Le charme des claviers anciens
 
Les deux pianistes, Luca Montebugnoli et Edoardo Torbianelli, font des étincelles sur les instruments d’époque qui leur ont été fournis : un pianino Pleyel de 1835 et un piano à queue Erard de 1898 (celui-là même qui sert lors des concerts du festival Bizet à Bougival). La sonorité si particulière de ces claviers se situe presque à mi-chemin entre les instruments modernes et le pianoforte de la fin du XVIIIsiècle, ce qui confère une netteté et un relief sans égal à leur interprétation.
 
Notez enfin que la mélodie française va beaucoup occuper Marianne Croux dans les semaines qui viennent (3), avec la complicité de Luca Montebugnoli. Les deux artistes animeront en effet un atelier d’interprétation des romances de salon du XIXe siècle à Saint-Germain-en-Laye (du 24 au 27 avril), avant de donner un récital (Bizet, Massenet, Saint-Saëns) à Limoges (9 mai), suivi d’un atelier d’interprétation des mélodies de Bizet (10 mai). Après des récitals Lili Boulanger avec Yoan Héreau au Studio Bastille (13, 15 & 17 mai), la chanteuse retrouvera Luca Montebugnoli à Paris (17 mai) dans un programme comparable à celui du 9 mai. Quant à Cyrille Dubois, c’est avec son fidèle complice Tristan Raës qu’il honorera la mélodie française, de l’autre côté de Manche, le 11 mai au Wigmore Hall.(4)
 
 
Laurent Bury
 

> Les prochains concerts "Bizet" <

(1) 3CD Harmonia Mundi HMM 905 388.90

(2) Avec Anne Bertin-Hugault au piano (1CD Hortus)
 
(3) www.mariannecroux.fr/agenda/
 
(4) Un récital disponible online : www.wigmore-hall.org.uk/whats-on/202505111930

 Signalons la sortie récente d'un très belle intégrale des mélodies de Gabriel Dupont (1878-1914) par Cyrille Dubois et Tristan Raës ( 1 CD Aparté AP 377 )
 

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