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Il Primo Omicidio de Scarlatti au Palais Garnier – L’oratorio livre sa leçon – Compte-rendu
La venue sur les scènes lyriques de Romeo Castellucci a radicalement changé la vision de l’opéra. Sa force visuelle égale celle de Bob Wilson, l’inscription politique en plus. Le Parsifal sylvestre à la Monnaie en 2004, Moses und Aron à l’Opéra de Paris (2015), la Salomé de Salzbourg 2018, une Flûte enchantée façon Folies Bergères maçonnique ( bientôt reprise à l’Opéra de Lille) sont autant de jalons marquants. Les images radicales, énigmatiques, où l’engagement critique quant au fait religieux ne faiblit pas, continuent d’interroger. C’est bien ce que l’on attend d’un visionnaire.
© Benrd Uhlig - OnP
Il Primo Omicidio, le titre claque. On se rappelle que le metteur en scène italien avait déclenché l’ire des intégristes catholiques durant les représentations de Sul concetto di volto nel figlio di Dio, au Théâtre de la Ville. L’oratorio pouvait donc lui aller comme un gant. L’œuvre du palermitain Alessandro Scarlatti fut créée à Venise en 1707 avant de disparaître dans les bibliothèques jusqu’en 1992, lorsque Fabio Biondi l’enregistre chez opus 111. René Jacobs y viendra quatre ans plus tard. Il Primo Omicidio évoque le premier meurtre de l’histoire humaine, commis par Caïn sur son frère Abel. Pour ces enfants d’Adam et Eve, le péché originel n’est pas loin dans la lignée. Le mal va se concrétiser dans le sang.
L’oratorio de Scarlatti ne semble guère approprié aux dimensions d’une grande scène d’opéra. La partition est austère, avec symphonies introductives, six voix et cinq duos, bonus à l’alternance récitatif – aria de rigueur. L’opéra sacré propageant l’esprit catholique de la Contre-Réforme, est d’abord méditation religieuse et philosophique. Mettre en scène les métaphores de l’oratorio, même devenu plus pictural avec Haendel, reste une gageure. Claus Guth s’est cassé les dents avec Jephtha, en ce même opéra Garnier. Castellucci et Jacobs réussissent le pari.
Dès l’envol du violon de Cecilia Bernardini, la concertmeister du B’Rock Orchestra, ouverture éthérée sur instrument seul, puis entrée progressive des cordes, on sent la maîtrise totale. Chaque pupitre de cet orchestre constitué à Anvers est irréprochable. Contrairement à Biondi, les tempi choisis par Jacobs seront lents. À l’entracte, certains se plaindront un peu de la monotonie de l’œuvre. La séduction de ce rituel musical est discrète. Il privilégie les envoûtements des cordes tissées. René Jacobs donne à son Scarlatti une constante fluidité charnelle. Le choix de ces deux trombones solennisant les pages les plus symboliques apporte des couleurs qui sont déjà le Caldara de la Vienne Habsbourg. Les vingt-trois cordes, le riche continuo, emplissent avec plénitude l’espace acoustique de la salle Garnier. In fine, Castellucci rendra hommage à la beauté de l’écrin en faisant chanter la Voce di Dio depuis une loge de scène du premier balcon. L’occasion pour le contre-ténor Benno Schachtner d’offrir un « L’innocenza paccando perdeste » exquisément filé, montant jusqu’au paradis. Aux saluts, le chanteur en sera fortement remercié.
Derrière le sfumato du rideau Castellucci, une silhouette translucide émerge des profondeurs bleues. Dieu est lumière. Il sera souvent évoqué par bandes de couleurs, tel un Rothko mouvant. Belle image de l’immatérialité du divin. La créature archangélique quitte sa chrysalide de lumière, devient homme tandis qu’à son ombre projetée naissent Abel et Caïn. Olivia Vermeulen et Kristina Hammarström sont jumeaux dans l’habillement. Seule une poche de sang en bandoulière distingue l’Abel interprété avec une froide pudeur par la mezzo batave. Cette fois, pas d’animal sur scène. Castellucci s’évite toute polémique de maltraitance réseau-sociale, comme celle suscitée par le taureau dans Moses und Aron.
© Bernd Uhlig - OnP
La première partie traite des offrandes faites à Dieu par Abel et Caïn sous l’égide d’Adam et Ève. Le texte questionne la faute et l’orgueil. Le péché originel porté par Eve tient en quelques oranges lâchés à terre, évoquant les fruits de l’arbre du Paradis. De tous les Paradis ; pommes d’or du jardin des Hespérides ou fruits du jardin de Freia, Castellucci suggère le mythe profond par échos mémoriels. Il sait aussi le rendre glaçant. Tel le massif retable de l’Annonciation, venu de la Galerie des Offices, s’enfonçant peu à peu sur parents et fils. Les pinacles aigus du cadre gothique sont autant de rappels de l’épée de feu qui chassa le couple du Paradis. Castellucci confronte l’annonciation à la malédiction qui pèsera sur la race d’Eve. Il énonce le tragique biblique en ses œuvres. Avec la force, retournée, de ses propres images. Eva est la suédoise Birgitte Christensen, timbre fruité, parois tendu dans l’aigu, mais aux lignes éprouvées. L’aria Sommo Dio del mio peccato est un moment de bel canto ourlé auquel René Jacobs insuffle une fécondante peine. L’Adam de Thomas Walker restera plus impersonnel, de présence comme de chant.
Les frères sacrifient au Seigneur. Caïn est celui qui travaille le plus. À la sueur de son front, il laboure et sème tandis qu’Abel se contente de faire paître ses troupeaux, ravageant peut-être les champs de son frère. Les machines à fumée du théâtre sont le simulacre des deux autels. L’Éternel montre plus d’appétit pour le don d’Abel que pour les galettes de Caïn. Derrière le rideau sfumato, durant le sacrifice, l’image de Dieu choisie par Castellucci a l’implacable du Yahvé de l’Ancien testament. Un titan pneumatique, sorte de Hulk terrible qui se dégonflera en prenant des aspects de goule. Le mal est consubstantiel à Dieu, sinon pourquoi l’aurait-il créé ?
De ce moment, la Voce di Dio et la Voce di Lucifero arpenteront la scène en toute gémellité. Et l’Archange déchu soufflera le crime à l’oreille de Caïn dans une étonnante transcription visuelle. Il fallait pour cela un Lucifer habité. Qui mieux que Robert Gleadow, ce protéiforme qu’on applaudit aussi bien en Don Giovanni qu’en Leporello ? La plasticité concupiscente du visage, le timbre ricaneur, le canto sans faille dans l’agilité, offrent une prestation remarquable.
La seconde partie voit le crime arriver. Le sfumato divin s’est évaporé. Caïn, seul sous un ciel clouté d’étoiles, laboure son champ. Il attend son frère. Corps anguleux et visage tendu, Kristina Hammarström va au meurtre avec une présence douloureuse. Son mezzo hiératique teinte alors Scarlatti de Bach. Le crime s’effectue sous le regard d’une seconde génération. Des enfants viennent décalquer et ritualiser les gestes originels de la lignée. Il Primo Omicidio a peut-être été celui du laboureur tuant le pasteur, du propriétaire éliminant l’errant dangereux, peu importe, le crime reste d’abord une affaire de famille ; le début d’une histoire sans fin que la filiation sortie d’Ève rejoue, en enfants terribles. Le théâtre de Castellucci peut s’achever sous des applaudissements nourris, encore grossis lorsque la phalange du B’Rock et les solistes se regroupent sur scène. L’oratorio a bien livré sa leçon.
Vincent Borel
Scarlatti : Il Primo Omicidio – Paris, Palais Garnier, 26 janvier ; prochaines représentations les 29, 31 janvier, 3, 6, 9, 12, 14, 17 et 20 février 2019 // www.concertclassic.com/les-prochains-concerts?fulltext_search=IL+PRIMO&field_event_date%5Bdate%5D=
Photo © Bernd Uhlig
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