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Hommage à Jerome Robbins au Palais Garnier – L’absolu de la finesse – Compte-rendu

Oublions la prétendue ouverture de saison de l’Opéra avec l’insupportable Décadance de Ohad Naharin, si mal en situation : un coup d’éclat, une provocation qui ne furent qu’un mauvais coup. Voilà enfin la maison en pleine possession de ses facultés de jugement et d’interprétation avec cet Hommage à Jerome Robbins, qui salue à la fois la naissance en 1918 du plus grand chorégraphe américain et sa disparition il y a vingt ans. Après que le Ballet de Hambourg a donné le coup d’envoi des festivités en juin dernier, voici aujourd’hui un programme parfaitement composé, qui rend justice à l’extrême richesse de l’œuvre du maître mais aussi au plaisir visible que ressentent les danseurs de l’Opéra de Paris à se plonger dans cet univers foisonnant et vif, souvent poétique, mais qui ne peut fonctionner sans la rigueur impitoyable, quasi mathématique, que Robbins mettait dans toutes ses œuvres.
 

Fancy Free © Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Paris est donc dépositaire d’un certain nombre de ses chefs d’œuvre, dont l’incomparable In The night,  ainsi que la prodigieuse transcription gestuelle des Variations Goldberg. Mais aucune de ces deux pièces ne figure au programme, car le fond de la maison possède bien d’autres trésors. Et cette fois la malle s’est ouverte sur trois pièces inscrite au répertoire, et emblématiques des facettes de Robbins, car sa patte férocement perfectionniste se posait partout. En y adjoignant intelligemment  l’adorable Fancy Free, pièce des débuts de Robbins, le Robbins du futur West Side Story, le Robbins de Manhattan et d’un monde jazzy, dont le chic décontracté allait faire de lui une vedette plébiscitée. Des marins en goguette, trois belles filles pour lesquelles ils se battent, un bar, du chewing gum, la formidable musique de Bernstein pour cette pièce créée en 1944, tout cela pourrait paraître usé, daté, mais la subtilité avec laquelle Robbins marie tous ces éléments, l’humour, la finesse dans les variations des trois garçons, le côté sexy juste allumeur, font de sa pièce un bijou et demandent aux interprètes le plus grand doigté dans l’apparent laisser aller. Un trio de choc a fait revivre ce grand moment d’histoire newyorkaise, Karl Paquette, élégant et solide, Stéphane Bullion, tout en séduction langoureuse et le percutant François Alu, qui jaillit toujours de sa boîte comme un diable. En face d’eux, Eleonora Abbagnato, Alice Renavand et Aurelia Bellet impeccables en pin-up un peu bêcheuses.
 

A Suite of Dances © Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Incroyable contraste avec A Suite of Dances, quintessence de l’art d’un Robbins fasciné par Bach. On vit ce solo en 1996 à l’Opéra et Manuel Legris en fut l’interprète raffiné et inspiré. Mais impossible de ne pas reconnaître dans cette série de variations puisées dans les Suites pour violoncelle nos 1, 5 et 6, le profil de Baryschnikov, pour lequel la pièce fut créée, à un moment difficile de la vie de Robbins. Détente et élégance de chat, respiration d’un corps qui se met à l’unisson des rêveries de la musique, de ses hésitations puis de ses vigoureuses démonstrations, avec notamment une succession de tours qui épousent totalement la virtuosité de la partition,  ressentie comme une infinie variété de possibles. Un classicisme libre, qui reprend les grandes figures académiques et brode dessus avec la même liberté inouïe que Bach, mais où l’on retrouve aussi le bondissement léger et l’élasticité du style Fancy freee. Miraculeuse synthèse. Mathias Heymann, l’un des danseurs les plus précis de l’Opéra, n’est peut-être ni Baryschnikov ni Legris, mais par sa souplesse et sa grâce aérée, il a montré qu’il prenait avantageusement leur succession. Passons sur la prestation fatiguée de Sonia Wieder-Atherton au violoncelle.
 

Afternoon of a Faun © Sébastien Mathé / Opéra national de Paris
 
Bijou encore qu’Afternoon of a Faun, de 1953 et dont le tandem Thesmar-Denard fut l’éblouissant transmetteur à l’Opéra en 1974. Robbins y manifeste une sensibilité aussi aiguë et en trompe-l’œil qu’un Neumeier. Pas d’allusions à la Grèce antique, mais un studio où se prépare un beau danseur, avant qu’une gracieuse partenaire n’y fasse irruption. S’engage alors un chassé croisé où les deux jeunes gens se désirent par le jeu des miroirs devant lesquels ils déroulent leur pas de deux, parvenant parfois à s’effleurer du regard, plus sensuels quand ils esquissent leurs gestes d’approche que dans les portés et les franches étreintes. Certes pas de Faune à cornes et sabots, même si quelques légères citations de celui de Nijinski agitent leur mouchoir, mais le frémissement aigu du désir, et le trouble narcissique d’un corps d’homme se contemplant lui-même : dans cela il y a tout de même le retour à l’antique, le rêve d’harmonie du dieu-homme fait grec, et dont Hugo Marchand (photo) est bien, il faut l’avouer, la plus somptueuse réincarnation. En nymphe-ballerine, Amadine Albisson est au mieux de sa grâce acidulée et fluide.
 

Glass Pieces A Suite of Dances
 
Enfin la modernité tranchée de Glass Pieces, coup de maître de Robbins en 1983, après la mort de Balanchine et la déroute du New York City Ballet, orphelin. Sur quelques pièces emblématiques du style répétitif de Philip Glass, dont le percutant Akhnaten, c’est un entrecroisement incessant de silhouettes graphiques qui marchent et sautent en un désordre savamment ordonné - la mise en place doit être terrible- et dont émergent quelques variations solistes qui font office de mélodie. Le tout sur fond de papier quadrillé sur lequel les mouvements se détachent comme de purs dessins en mouvement. Une sauvage danse des garçons montre que la pièce n’est pas dénuée d’un potentiel émotionnel et sauvage, sous son apparence léchée, mais c’est surtout son faisceau de corps lancés dans des directions diverses qui fascine. De Big Apple à Bach, de Debussy au minimalisme américain, une multiplicité d’approches, une même patte de génie.
 

Valery Ovsyanikov © DR

Pour parcourir un si vaste horizon, il fallait un chef rompu aux variations de la sensibilité chorégraphique : Valery Ovsyanikov, familier de cet univers, s’en est acquitté avec éclat et rigueur, d’autant que sa baguette a ouvert la soirée sur le grand Défilé du Corps de ballet et de l’Ecole, moment qui fait toujours courir de délicieux frissons sur l’échine des balletomanes.
Bref, enfin un parfait coup d’envoi pour une saison où l’on reverra bientôt deux chefs-d’œuvre du ballet narratif, la Dame aux Camelias et Cendrillon revu par Noureev. Grands moments en perspective ...
 
Jacqueline Thuilleux

Hommage à Jerome Robbins - Paris, Palais Garnier, le 29 octobre : prochaines représentations les 30 & 31 octobre, 1er, 2, 3, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 13 et 14 novembre 2018 / www.operadeparis.fr/saison-18-19/ballet/hommage-a-jerome-robbins
 

Photo © Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

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