Incontestablement, Kirill Serebrennikov a eu raison de refuser de monter Hamlet à la demande du Théâtre du Châtelet : le metteur en scène russe a eu le courage de ne pas plaquer ses idées sur la pièce de Shakespeare, et de concevoir plutôt un spectacle éminemment personnel, certes avec de vrais morceaux de Hamlet dedans, mais aussi beaucoup de sa propre substance. C’est en fait une réflexion sur le plus connu des drames occidentaux, à travers dix regards distincts qui puisent dans l’histoire du théâtre, avec des hommages à Sarah Bernhardt et au constructivisme, qui interrogent notre rapport à la pièce – peut-on jouer Hamlet aujourd’hui, et comment ? – et qui se focalisent avec brio sur certaines répliques-clés, et notamment les célébrissimes derniers mots du prince de Danemark, « Le reste est silence ». Bien sûr, il vaut mieux arriver avec une assez bonne connaissance de l’original, mais cela n’est peut-être pas indispensable, et le spectateur de bonne volonté se laisse vite gagner par l’éblouissante virtuosité de ce Hamlet/Fantômes, porté par une équipe d’acteurs que le public a pu applaudir sur cette même scène ou dans de tout autres circonstances.

 

Bertrand de Roffignac & August Diehl © Thomas Amouroux - Théâtre du Châtelet 

 
En français, anglais, allemand et russe
 
Par exemple, le comédien allemand August Diehl (photo), stupéfiant dans le monologue où il explique ne pouvoir interpréter le rôle-titre, tout en incarnant à la fois le père d’Hamlet, a derrière lui une fort belle carrière cinématographique (on se souvient notamment de sa prestation dans Inglourious Basterds de Tarantino). Après un passage par la Comédie-Française, Judith Chemla s’est fait remarquer dans plusieurs spectacles associant théâtre et musique, notamment Traviata, vous méritez un avenir meilleur : elle se livre ici à un étonnant numéro de schizophrénie scénique en incarnant Sarah Bernhardt jouant à la fois Hamlet et Gertrude. Ceux qui ont vu le Peer Gynt monté il y a quelques mois par Olivier Py au Châtelet n’ont pu oublier la prestation survoltée de Bertrand de Roffignac dans le rôle du héros d’Ibsen, qu’il renouvelle ici en Hamlet.
L’Américain Odin Lund Biron était Tchaïkovski dans le film de Kirill Serebrennikov sorti en 2022, où Filipp Avdeev était Modeste, le frère du compositeur, et Nikita Kukushkin est un des complices réguliers du metteur en scène russe. Le plus admirable, c’est que tous s’expriment ici le plus souvent dans leur langue natale, mais également dans l’un des quatre idiomes du spectacle : le français, l’anglais, l’allemand et le russe, concrétisant le rêve jadis formulé par Umberto Eco d’une Europe où chacun parlerait sa propre langue et serait compris des autres. A quoi s’ajoute la présence muette mais ô combien éloquente du danseur Kristián Mensa et du plasticien Shalva Nikvashvili, concepteur des costumes et des masques.

 

Judtih Chemla © Thomas Amouroux - Théâtre du Châtelet

 
Du rock au chant liturgique

Et comme le Châtelet n’oublie pas qu’il est le Théâtre musical de Paris, une partition a été commandée pour l’occasion à Blaise Ubaldini (né en 1979), qui propose un kaléidoscope comparable aux multiples facettes du spectacle, convoquant un siècle de musique à travers les influences les plus diverses, du rock au chant liturgique, en passant par les bandes-son de films hollywoodiens, l’avant-garde à la George Crumb, ou Chostakovitch qui est aussi un des protagonistes de ce Hamlet revisité. Dirigés par Pierre Bleuse, une trentaine d’instrumentistes de l’Ensemble Intercontemporain l’interprètent tantôt dans la fosse, tantôt sur scène (on reconnaît notamment le violoncelliste Éric-Maria Couturier). Judith Chemla donne de la voix à plusieurs reprises, comme c’était prévisible, mais à Odin Lund Biron revient le privilège de conclure la soirée en chantant un sonnet de Shakespeare.

Laurent Bury