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Festival international d'orgue de Masevaux – Le 40ème Festival se souvient et fête ses orgues Kern et Schwenkedel – Compte rendu

Le cas de figure n'est malheureusement pas si rare dans l'histoire des monuments historiques, avec pour possible conséquence, lorsqu'il s'agit d'édifices religieux, la disparition d'orgues de premier plan : le 27 juin 1966, lors de travaux à Saint-Martin de Masevaux, un violent incendie se déclare, lequel anéantit la vaste église et son orgue réputé de 1842 : le plus grand construit par les Frères Callinet et leur chef-d'œuvre (1). Une catastrophe que l'on s'est toujours efforcé d'envisager de manière aussi positive que possible à Masevaux : un mal (irréparable et qui nous prive d'un instrument d'exception) pour un bien : la création de deux orgues unanimement considérés comme des moments clés de la facture française de la seconde moitié du XXe siècle. La réponse à l'appel aux dons fut en effet si généreusement suivie d'effet – de quoi faire rêver notre époque –, que ce fut non pas un mais deux orgues que l'on put ériger à Masevaux, œuvres d'illustres facteurs strasbourgeois : tout d'abord l'orgue de chœur, signé Curt Schwenkedel (2), puis le grand orgue de tribune, signé Alfred Kern (3), d'une splendeur et d'une polyvalence telles que le choix de nombre d'organistes s'est porté sur eux pour des enregistrements d'une significative diversité (4).
 
Une fois l'église reconstruite (1971) puis dotée de deux instruments de toute beauté (1973, 1975), un jeune amateur d'orgue, lui-même organiste, se mit en tête, avec détermination, d'y créer une manifestation musicale d'envergure : Pierre Chevreau (5), fondateur et toujours directeur artistique du Festival international d'Orgue de Masevaux. Les noms les plus illustres y prêtèrent non seulement dès le tout début leur concours mais en devinrent les fidèles piliers et porte-parole, tels Marie-Claire Alain ou Michel Chapuis (qui inaugura l'orgue Kern). Cinquante ans presque jour pour jour après l'incendie dévastateur, le 40ème Festival déployait en ouverture de l'édition 2016 un programme évoquant la catastrophe de 1966 dans la perspective du renouveau qui s'ensuivit, associant aux deux orgues, comme de tradition en Alsace, l'indispensable dimension du chant choral et communautaire.
 

L'orgue de chœur Curt Schwenkedel de l'église Saint-Martin de Masevaux © DR

Les invités d'honneur de ce concert inaugural étaient des habitués du Festival, parfaits connaisseurs du lieu et de ses instruments : Marie-Ange Leurent au grand orgue et Éric Lebrun à l'orgue de chœur, à la Maîtrise de garçons de Colmar dirigée par sa cofondatrice (1985) Arlette Steyer répondant l'excellent Octuor de cuivres de Colmar (trois trompettes, cinq trombones) dirigé par Philippe Spannagel. Axé sur la musique chorale de la seconde moitié du XXe siècle, ce programme festif était en forme d'allégorie des vicissitudes de Saint-Martin de Masevaux, avec en ouverture l'église transformée en chantier fourmillant d'ouvriers (même si en 1966 il n'étaient que deux à travailler sur la toiture) : les jeunes chanteurs de la Maîtrise, armés de marteaux sonores et arborant de lumineux et authentiques casques blancs, le grand orgue accompagnant cette ruche – jusqu'à l'incendie et ses sirènes de pompiers, dont on sait qu'ils intervinrent en un temps record, sans pouvoir empêcher le désastre : Rénovation – Incendie – Désolation : tout n'est que ruines. Occasion de découvrir deux pièces a cappella du compositeur franco-ukrainien Dimitri Tchesnokov (né en 1982) : Miserere et De profundis, aussi intenses que de caractère « traditionnel », mettant idéalement en valeur les voix de la Maîtrise de Garçons, complétée d'un puissant et magnifique chœur d'hommes, tous « amateurs » (certains anciens maîtrisiens) d'une constante excellence.
 
Le « miracle » de Masevaux fut de retrouver intacte une Piéta du XIVe siècle, protégée de la destruction par un cadran d'horloge effondré et ayant fait rempart – Espoir et prière : Laudate pueri du compositeur basque espagnol Javier Busto (né en 1949), d'une complexité rythmique et d'une chatoyante inventivité faisant songer à certaines partitions chorales de Britten, puis Salve Regina de Patrick Rutgé (chef de chœur né à Annecy en 1961), enchaînant sur la même hymne dans sa version grégorienne, chœur de garçons puis chœur d'adultes. Cette section était couronnée de la célèbre Missa Salve Regina de Jean Langlais, créée à Notre-Dame de Paris à Noël 1954 (enregistrée sur place avec Langlais au grand orgue dès février 1955, Grand Prix du Disque, dont on aimerait tant la reprise en CD chez Erato Warner) : deux orgues, chœur et cuivres – une trompette et trois trombones dans le chœur, les autres en tribune. Arlette Steyer fit travailler avec ferveur et une merveilleuse empathie certaines interventions vocales au public de Saint-Martin, traditionnellement féru de chant communautaire et qui s'en sortit avec maestria – tout en laissant chanter la Maîtrise lors de l'exécution proprement dite de l'œuvre : honneur aux interprètes. Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun (qui a lui-même dirigé maintes fois cette œuvre concise et emblématique de son compositeur) y firent retentir avec éclat les orgues Kern, dont maints détails de sa riche palette dans le Benedictus, et Schwenkedel – même si ce répertoire n'est pas celui qui convient le mieux à leur esthétique instrumentale – dans un dialogue parfait avec la masse chorale. Seule ombre au tableau : l'impact excessif des cuivres, certes somptueux mais souvent d'une dynamique extrême et dominante, jusqu'à menacer l'équilibre de l'œuvre.
 
La manière dont Arlette Steyer guide et galvanise ses jeunes chanteurs et le chœur d'adultes tient de l'enchantement (et d'une discipline de fer), dans un climat de confiance et d'émulation tout simplement prodigieux, la dimension pédagogique de l'exceptionnelle institution qu'est la Maîtrise de Colmar témoignant à chaque instant de la validité des choix de la musicienne – qui pendant dix ans, concomitamment aux débuts de la Maîtrise, œuvra au sein des Arts Florissants de William Christie. Parmi ces choix figure la volonté délibérée de ne pas constituer de répertoire suivi, repris à satiété et en maintes occasions, comme pour « rentabiliser » le travail d'une œuvre majeure. Bien au contraire, deux exécutions, voire trois mais jamais plus, sont le lot commun, afin de sans cesse motiver les jeunes chanteurs sans les laisser se reposer sur leurs lauriers – du nouveau, toujours du nouveau, pour un approfondissement néanmoins optimal de chaque œuvre abordée, ainsi que ce concert en fut la parfaite illustration. Du grand art et une pédagogie en intime harmonie avec la psychologie et l'énergie des jeunes chanteurs (tous instrumentistes). À noter que la Maîtrise fut rejointe en plusieurs occasions par des élèves, filles et garçons, magnifiquement préparés du Collège Alexandre Gérard de Masevaux : la pratique musicale et notamment chorale n'est pas un vain mot en Alsace.
 
La section consacrée à la Découverte de la Piéta permit d'entendre l'œuvre la plus fameuse du compositeur allemand Franz Xaver Biebl (1906-2001), un Ave Maria (1964) qui fit penser aux grandes compositions chorales de tradition basque plus que bavaroise, suivi d'un triple Ave maris stella : hymne grégorienne puis version issue d'un recueil de 1912 (Six Hymnes latines op. 40) du compositeur et organiste suédois Otto Olsson (1879-1964), enfin une improvisation à l'orgue : introduite sur le Kern, poursuivie sur le Schwenkedel – l'occasion d'en goûter la palette si poétique et présente.
 
Allégresse et reconnaissance s'ouvrit sur une page célèbre de Gaston Litaize, grandiose et d'une intériorité par moments superbement tendue : Cortège (1951) pour trois trompettes, trois trombones et orgue – Éric Lebrun aux claviers du Kern. S'ensuivit une transition en forme d'improvisation aux timbales – Étienne Bille – puis l'Alleluia (a cappella) du compositeur américain Ralph Manuel (né en 1951) : l'exemple même, comme nombre de pièces de ce programme, d'un répertoire issu de compositeurs spécialisés dans le chant choral, le plus souvent méconnus en dehors de cet univers spécifique, faire-valoir formidablement efficace de la Maîtrise de Colmar. De même le remarquable To the mothers in Brazil : Salve Regina du compositeur et pianiste de jazz suédois Lars Jansson (né en 1951), pour chœur et percussions (dont trois enfants très investis de la Maîtrise), litanie répétitive jusqu'à la transe.
 
Le concert se refermait, avec participation du public, sur un choral extrait de la Cantate I have a dream (inspirée du discours de Martin Luther King) commandée par la Maîtrise de Colmar en 2010 – pour son 25ème anniversaire – au compositeur et organiste alsacien Bernard Lienhardt : chœur, cuivres, cloches-tubes et deux orgues, pour un final en apothéose célébrant la renaissance de Saint-Martin de Masevaux à travers ses deux orgues et son Festival. Lequel se poursuit tout au long de l'été (6), à Masevaux, bien entendu, mais aussi à Thann et à Sewen, pour se refermer à Saint-Martin le 11 septembre avec The Blenheim Singers and Players (Oxford) dirigés par Tom Hammond-Davies : Te Deum et Hymnes du couronnement de Georg Friedrich Haendel.
 
Michel Roubinet

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Masevaux (Haut-Rhin), église Saint-Martin, 26 juin 2016 / 40ème Festival international de Masevaux : www.festivalorguemasevaux.com
 
(1) L'orgue Callinet (1842)
www.festivalorguemasevaux.com/masevaux2a.htm
 
(2) L'orgue Curt Schwenkedel (1973)
decouverte.orgue.free.fr/orgues/masevauc.htm
 
(3) L'orgue Alfred Kern (1975)
decouverte.orgue.free.fr/orgues/masevaux.htm
 
(4) Discographie des deux orgues de Masevaux
www.france-orgue.fr
 
(5) Pierre Chevreau
www.pierrechevreau.com
 
(6www.festivalorguemasevaux.com/masevaux4.htm
 
 
Sites Internet :
 
Maîtrise de garçons de Colmar
www.maitrise-colmar.asso.fr
 
Les Callinet
decouverte.orgue.free.fr/facteurs/callinet.htm
www.orgues-et-vitraux.ch/default.asp/2-0-1303-11-6-1/
 
Photo (l'orgue de tribune Alfred Kern de l'église Saint-Martin de Masevaux) © DR

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