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Festival de Dresde 2018 - Bach et Berlioz ; miroirs de l’âme - Compte-rendu

© Marco Borggreve

L’an prochain, cela fera une décennie que Dresde la somptueuse, enclavée dans ses trésors depuis quatre siècles puis mutilée par la seconde guerre mondiale avant d’étouffer sous le joug soviétique, s’est donné les moyens d’une nouvelle respiration musicale en invitant Jan Vogler à y faire résonner le meilleur de la musique : le meilleur et aussi le plus vif, car Vogler, magnifique violoncelliste et enfant du pays - il fut premier violoncelle de la fabuleuse formation de Dresde à 20 ans - est aussi un homme du Nouveau monde, où il a choisi de vivre en s’installant à New York. Ce qui lui donne un regard à la fois tendre sur sa patrie et volontaire pour lui ouvrir d’autres horizons. Près de soixante dix concerts en un mois de délire musical, dont un peu de danse dans le mémorable Hellerau, et quelques manifestations atypiques, comme le Red bull Flying Bach, qui introduit la Break Dance au cœur de l’univers du Cantor, et cela sans être considéré comme un crime de lèse-majesté ! Mais avec toujours les bases tutélaires et internationales que sont le Royal Concertgebouw Orchestra, la Dresdner Philharmonie, les English Baroque Soloists ou les Münchner Philharmoniker, ces derniers créant la Buddha Passion de Tan Dun. Outre l’habituel défilé de stars amies, de Radu Lupu à Joyce di Donato, de José Cura à Ian Bostridge, de Vassili Petrenko à Hélène Grimaud et Elisabeth Leonskaja.

 Martin Stadtfeld © Marco Borggreve

Vogler, qui participe lui aussi à la fête,  aime à placer le festival sous un vocable qui lui donne un axe de pensée. Celui de l’année est doublement celui de la réflexion-réflection puisqu’il l’a intitulé Miroirs : ceux que nous tend la musique de chaque époque,  qui nous fait plonger dans les siècles enfuis et les réveille par l’intimité que nous avons avec elle, nous faisant retrouver des chemins sans âge, ou rebondir vers d’autres formes contemporaines, sur lesquelles ricochent les anciennes harmonies : ainsi l’extraordinaire récital donné par Martin Stadtfeld (photo), pianiste hors normes par le regard qu’il pose sur le socle Bach, base de son propre univers, et la liberté avec laquelle il s’y glisse, fort de sa formidable érudition, qui lui permet d’éviter toute critique. Moment unique, donc, alors qu’il faisait 34° dans le petit Palais baroque préservé dans le Grosse Garten, palais délabré dont le charme fait un peu penser à nos Bouffes du Nord. Décor presque piranésien dans sa décrépitude nostalgique et où Stadfeld, avec ses quarante doigts qui volent sur le piano et en font sortir des agrégats inouïs, des échos mystérieux, a créé une ambiance extraordinaire : d’abord avec trois pièces brèves signées Buxtehude, Chopin puis Stefan Heucke, initiant un climat de doux recueillement. Puis l’énormité de divers Canons sur les huit premières notes fondamentales de l’Aria des Variations Goldberg (le n° 1087 du catalogue BWV). Pages rares, rajoutées par Bach à la suite de ses Variations Goldberg BWV 988, d’une virtuosité intellectuelle qui laisse pantois, et repensées par Stadtfeld : leur redoutable complexité n’empêche pas leur beauté moderniste, dégagée du tout contexte émotionnel descriptible. Le pur jeu musical !

Paul Groves & Marc Soustrot © Killig

Immense contraste le lendemain avec la Damnation de Faust, car si Stadtfeld nous avait plongé au cœur de la germanité la plus emblématique, l’œuvre de Berlioz résonna comme un choc, car elle représente pour la sensibilité allemande un bond dans cet univers français qui lui est moins familier, même si Faust y sert de point de départ. En l’absence de surtitres, ce qui doit compliquer la tâche des auditeurs. Pourtant le public a fait un triomphe à Marc Soustrot et à sa forte équipe, lors d’un concert commencé avec une heure de retard au Semper Oper, le bus des choristes étant resté bloqué en raison des pluies diluviennes qui s’abattaient sur la route entre Lepzig et Dresde. Ambiance électrique donc, accentuée par l’énergie dévastatrice de Marc Soustrot, dirigeant son Orchestre de Malmö pour une quasi perpétuelle Chevauchée des Walkyries ... berliozienne !
 
Violence colossale, un peu lourde, mais convaincante, dominée par le MDR Rundfunkchor,  impeccable, notamment pour la difficile diction française. Et menée par le toujours formidable Bryn Terfel, usant comme à l’accoutumée de son charme diabolique, de son explosive présence, et lançant un Hop Hop inénarrable qui a déclenché la cavalcade finale comme un vent de folie. On a aussi beaucoup apprécié le timbre charnu, la vigueur d’Edwin Crossley-Mercer, irrésistible en Brander. Les réserves venaient hélas du charmant Paul Groves, Faust tendre et encore juvénile tandis que ses aigus s’usent, de même que pour Sophie Koch, image d’un chant français de style légèrement suranné. Le public allemand, si mélomane, n’y a heureusement entendu que du feu sacré et s’est laissé emporter par cette houle passionnée. Mais l’on regrette que l’éternelle jeunesse de Berlioz n’ait pas frémi dans les airs au lyrisme éperdu que se partagent Faust et Marguerite.
 
Dernier miroir tendu à un public ouvert à toutes les propositions, celui de sa propre culture, puisque le Festival se clôturera le 10 juin sur Brahms, Mendelssohn et Schumann, avec les archets de Jan Vogler, maître de céans et de Thomas Zehetmair, sous la baguette d’Ivor Bolton, à la tête du Dresdner Festpielorchester. En bonne logique.
 
Jacqueline Thuilleux

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Dresde, Musikfestspiele, les 31 mai et 1er juin 2018. Concerts jusqu’au 10 juin 2018. www.musikfestpiele.com
 
A découvrir, le dernier CD de Jan Vogler de son épouse Mira Wang : Double concertos de Brahms, Rihm et Harbison, Royal Scottish National Orchestra, dir. Peter Oundjian (Sony Classical) 

Photo © Marco Borggreve

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