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Festival Contrepoints 62 – Des Flandres espagnoles à Rameau et Poulenc - Compte-rendu

Le troisième et dernier week-end du 9ème Festival Contrepoints 62 fut l'occasion d'une pérégrination des confins du Nord jusqu'à ceux de la Somme, via les marches du Calaisis. Le premier rendez-vous, très attendu pour l'instrument-roi, conduisit à Carvin, presque aux portes de Lille.
Année Rameau oblige, hommage fut rendu, et de quelle manière, au grand organiste (mais si !) et homme de théâtre lyrique à travers Un opéra sans parole. Il s'agissait, pour le Festival, d'une première visite à Carvin, dont l'église Saint-Martin abrite, dans un buffet de 1850, un orgue Michel Garnier (avec reprise partielle du Roethinger de 1937) inauguré en 1990, restauré en 2013 et complété des jeux en attente. Un CD Orgues d'Artois / Domaine Musiques l'avait fait connaître en 1993 (1) sous les doigts, comme pour ce concert, de son titulaire d'alors, Michel Alabau (aujourd'hui à Saint-Séverin, Paris) : Rameau y était déjà à l'honneur. À ceci près que, pour cause de restauration des vitraux, l'orgue est actuellement bâché – orgue fantôme rappelant Christo…
À entendre la richesse et la beauté de l'instrument, alors que le plastique affecte nécessairement la projection sonore et amoindrit tant la réalité des timbres que la palette harmonique, on imagine comment il doit sonner lorsqu'il respire librement dans sa belle acoustique ! Nul doute que le Festival reviendra, permettant ainsi d'apprécier pleinement cet orgue singulier. Ce pourrait être l'occasion de mobiliser un public local peu coutumier des concerts, semble-t-il : le vaste édifice était animé de fidèles du Festival, souvent venus de loin mais guère de Carvin.
 
Redonné la même semaine à Royaumont et au Festival de Pontoise, le programme Rameau des Musiciens du Paradis dirigé du clavecin par Bertrand Cuiller consistait en pages orchestrales de ses opéras organisées en un Prologue et cinq Actes, décalque de la tragédie lyrique et prodigieux antidote à la morosité ! Garante d'un constant effet de surprise, piquante et sensuelle, fruitée et intense à l'extrême, toujours gorgée d'esprit, de rythmes et de contrastes, virevoltante et « sauvagement moderne » (Air vif proprement sidérant d'Acante et Céphise, entre autres pages d'une vertigineuse hardiesse), la sonorité prodigieuse de l'orchestre se fit l'infaillible soutien d'une musique enivrante jusqu'à la frénésie, non sans quelques moments extatiques, tel l'admirable Air pour l'Adoration du soleil des Indes Galantes. Un monument d'ardeur et de raffinement, redisant le génie de l'orchestre de Rameau.
On conçoit le défi pour Michel Alabau, obligé de se confronter à Rameau pour introduire, par des Suites improvisées, les deux parties du concert. La première, comme pour suppléer l'absence de pièces d'orgue publiées de Rameau – sa vie durant organiste mais qui le plus souvent improvisait, selon la tradition française –, fut d'inspiration plus liturgique, magistrale et de grand style ; la seconde, réponse sensible et en temps réel aux pièces d'orchestre que l'on venait d'entendre, fut plus proche de l'esprit des transcriptions d'époque pour clavier des opéras du maître : formidable d'adaptation, de faconde et de rigueur « d'écriture », complément idéal au délirant florilège concocté par Bertrand Cuiller.
 
Le lendemain, le concert du milieu d'après-midi s'invitait en un lieu également nouveau, non loin de Saint-Omer : Houlle et sa charmante église, dotée d'un petit orgue du XIXe siècle renfermant des tuyaux sans doute du siècle précédent. Délicieux moment musical réunissant (photo) Guillaume Rebinguet-Sudre au violon et Jean-Luc Ho à l'orgue (photo) : trois petites pages de J.S. Bach montrant que l'instrument aurait pu sans difficulté en supporter davantage !, puis au clavecin : flamboyante Toccata manualiter en sol mineur BuxWV 163 de Buxtehude, que l'on entend le plus souvent à l'orgue. Trois sonates pour violon et clavier constituaient le fil rouge du programme : Vivaldi, Albinoni et Bach. L'intimité du lieu renforçait d'autant la noble et lyrique présence de ces musiques aussi parfaitement accessibles qu'exigeantes, la souple musicalité des interprètes leur conférant à Houlle un charme inépuisable.
 
Les mêmes remontèrent le temps lors du concert suivant, à Nielles-lès-Ardres, l'un des principaux repères du Festival depuis la restauration et l'achèvement de l'orgue franco-flamand (buffet de 1696) de l'église Saint-Pierre : Flandres au XVIIe, carrefour des musiques d'Europe. Soit un programme Sweelinck, Pablo Bruna (fameux Tiento sobre la letanía de la Virgen) et Cabanilles (les Flandres espagnoles ne furent pas, culturellement, un vain mot !), par un Jean-Luc Ho claviériste de haut vol, libre dans sa prise de clavier et la conduite des textes. Les pièces pour violon et clavecin permirent de rappeler l'influence italienne jusqu'en Flandres : Dario Castello (Venise, v.1590-v.1630), puis l'épanouissement du violon en terre d'empire : Johann Schop (v.1590-v.1667) et Johann Heinrich Schmelzer (v.1620-1680). Est-ce la taille, modeste, de la nef et de l'orgue ? La proximité de jeu des instruments, comme à Houlle, offrit au public la merveilleuse possibilité de s'immerger dans les timbres, savoureux, et les formes. Pure séduction.
 
En soirée, le concert de Saint-Pol-sur-Ternoise vit se concrétiser l'espoir évoqué lors de l'édition 2013 (2) : entendre l'orgue (Laurent Plet, 2012 – avec reprise d'un matériau plus ancien) de l'église Saint-Paul. Contemplation, tel était le titre de ce concert trompette et orgue à la programmation hardie proposé par Romain Leleu, Révélation soliste aux Victoires de la Musique 2009, et Ghislain Leroy, titulaire de l'orgue Quoirin du Touquet et organiste assistant à la cathédrale Notre-Dame de la Treille de Lille – soit l'ancien orgue du Studio 104 de Radio France, sur lequel Guislain Leroy, sauf erreur, enregistra en 2006 le tout dernier CD témoignant de l'orgue Danion-Gonzales dans son lieu d'origine (AFAA, collection Déclic / 05 06).
 
Revisiter le genre trompette et orgue tout en faisant le lien avec le répertoire actuel de cette formation très années 70 était le but de cette soirée. Avec pour commencer un engageant Concerto de Bach d'après Vivaldi, façon Maurice André et Marie-Claire Alain, autant dire : splendide ! Pour la suite, pas facile d'amadouer un public non connaisseur en musique de notre temps et sans doute quelque peu sur la défensive. D'où cette belle initiative de Ghislain Leroy de présenter chaque pièce, simplement mais chaleureusement, pour une véritable mise en confiance facilitant l'écoute : pédagogie appliquée, compétente et sensible. Après l'orgue seul (Ricercar a 6 de L'Offrande musicale de Bach sur les anches : risqué mais magnifiquement intelligible et d'une réelle grandeur), les musiciens offrirent la désormais célèbre Tanz-Fantasie de Thierry Escaich (que l'auteur a gravée avec Thierry Aubier, Unlimited, 2 CD indésens INDE 025, 2010) puis un prenant Ave Maria d'Alfred Désenclos, auteur d'un Requiem très prisé et père de Frédéric Désenclos (chapelle du château de Versailles) qui l'année dernière, précisément, avait fait sonner cet orgue de Saint-Pol-sur-Ternoise.
 
La trompette seule, ou plus exactement en dialogue avec elle-même (double fantomatique avec sourdine harmonique), ouvrit la seconde partie : indicible moment de contemplation que Paths de Tōru Takemitsu, d'une perfection sur le plan du souffle, de la ligne et de la dynamique qui ne pouvait que séduire l'assistance. Tout comme, très différemment, la Première Sonate pour orgue de Valéry Aubertin, quatre miniatures à saisir au vol enserrant une ample et éloquente passacaille. Deux extraits de la suite pour trompette et orgue de Petr Eben Okna (« Vitraux » – ceux de Marc Chagall à Jérusalem) couronnaient en beauté cette partie contemporaine, absolument splendides et exaltants en un lieu d'une modernité leur convenant à merveille – les services techniques du Département assurent pour chaque concert un jeu d'éclairages sophistiqués, en l'occurrence en parfaite concordance avec la musique, judicieusement rehaussée par la lumière et une vive palette chromatique.
Le programme se refermait sur une Elegy pour bugle et orgue (le premier d'une douceur et d'un velouté ensorcelants) signée George Thalben Ball, pièce à l'origine improvisée lors d'un office radiodiffusé par la BBC durant la Seconde Guerre mondiale et devenue un standard au Royaume-Uni (on l'entendit lors des funérailles de Lady Diana) : suave mais irrésistible, et, pour boucler la boucle, deux transcriptions populaires de Bach en bis. Du bel ouvrage à l'adresse du public, pour un programme musicalement abouti.
 
Autre lieu clé de Contrepoints 62 : Auxi-le-Château et son orgue Carpentier de 1745, restitué par Boisseau et Cattiaux en 1993. L'hommage était plus périlleux, car le maître évoqué, tel César Franck qualifié pour son malheur de Pater seraphicus, passe pour le père de l'orgue classique français, avec ce que cela suppose d'idées récurrentes d'archaïsme, de lénifiante rigueur et de fantaisie bridée : Jehan Titelouze (v.1563-1633), natif de Saint-Omer, alors terre espagnole. Les détracteurs de ce pionnier auraient-ils, le dimanche en milieu d'après-midi, assisté au concert de François Ménissier (Rouen et Saint-Nicolas-des-Champs, Paris), qu'il leur serait devenu impossible de s'en tenir à cette réputation de noble ennui qui colle avec obstination à Titelouze.
Tout dépend, naturellement, de la manière dont on aborde le musicien, avec un juste équilibre entre l'ornementation ajoutée, allant de soi bien que non notée, et des gloses ne devant jamais déséquilibrer les propres diminutions, écrites, du texte de Titelouze. Extraordinairement vive et dynamique, d'un souffle ample et d'une constante fantaisie puisant à la source d'un rythme foisonnant d'invention, haute en couleur sur cet instrument certes français mais n'ignorant pas les influences flamandes jusqu'à presque sonner, comme par mimétisme, tel un orgue franco-flamand de la fin du XVIIe, la musique du chanoine de Rouen, vivifiée et chaleureusement « humanisée » par le talent de François Ménissier, fut plus qu'un enchantement : un moment de grâce. D'autant que l'orgue n'était pas seul.
 
La musique vocale de Titelouze étant perdue (dont certains motets de type cori spezzati et jusqu'à quatre chœurs !), l'Ensemble Les Meslanges du ténor Thomas van Essen et de Volny Hostiou, serpent, fit alterner des Hymnes de Titelouze avec un plain-chant en faux-bourdons de Jean de Bournonville – mais aussi de Volny Hostiou lui-même. Lequel a pu vérifier dans les archives ayant trait à la cathédrale de Rouen la présence de sacqueboutes pour accompagner cette musique vocale réputée a cappella, ici donc accompagnée, outre le cornet à bouquin et le traditionnel serpent, de deux sacqueboutes.
Entre les trois Hymnes entendues, dont les versets alternaient orgue et voix, fut insérée la Missa Verba mea d'Henri Frémart (?-1651), prêtre et compositeur picard, maître de musique aux cathédrales de Rouen puis de Paris : une absolue plénitude… a 8 : quatre voix et autant d'instruments à vent, le plus souvent réunis – à l'exception de l'étonnant Benedictus, duo pour cantus (soprano) et altus (haute-contre) soutenu par le serpent – mais dans une diversité de structures propulsant inlassablement cette œuvre fascinante. Quant au Magnificat de Titelouze qui refermait le concert, il alternait avec celui d'Artus Aux-Cousteaux, publié en 1641 chez Ballard. Un programme somptueux, fort heureusement gravé par les mêmes musiciens et sur l'orgue Renaissance de l'église Saint-Thomas de Cantorbéry de Mont-Saint-Aignan (en surplomb de Rouen), reconstruit en 2001 par Pascal Quoirin dans l'esprit d'un « orgue Titelouze » : à paraître début 2015 chez Psalmus – Titelouze enfin réhabilité ?
 
Retour en fin d'après-midi dans la grande et belle église moderne de Saint-Pol-sur-Ternoise pour la clôture en apothéose du Festival : Duruflé, Escaich, Poulenc, avec l'Orchestre national de Lille, Nicole Cabell (soprano) et le Chœur Régional Nord–Pas-de-Calais, tous dirigés par Jean-Claude Casadesus dans une église comble (Titelouze ne pouvait certes rivaliser avec une telle affiche, mais il est bien dommage que même une infime partie du public – concert à guichets fermés – venu entendre Poulenc, admirable, n'ai pas songé à faire le déplacement d'Auxi, à une demi-heure de Saint-Pol). Très apprécié la veille, l'orgue allait de nouveau resplendir, cette fois sous les doigts de Thierry Escaich dans le Prélude, Adagio et Choral varié sur le thème du Veni Creator de Duruflé, œuvre convenant parfaitement à l'esthétique de l'instrument (malgré l'absence d'un vrai Récit expressif), suivi d'une généreuse improvisation qui fit penser à ces chefs-d'œuvre du cinéma muet dans l'accompagnement improvisé desquels Thierry Escaich a révélé de longue date un prodigieux talent.
 
Escaich, c'est un peu « l'homme pressé » de l'orgue selon Morand : énergie pure, rythmes haletants, virtuosité (en définitive non démonstrative), mille idées à la fois. Pourtant, introduction mise à part (dont l'éloquence rend hommage à la Fantaisie en sol mineur BWV 542 de Bach), le Concerto de Poulenc arbora sous ses doigts une rigueur architecturale et une palette de nuances dynamiques de première grandeur, plus affirmée et ductile à l'orgue qu'à l'orchestre, d'une puissance qui sembla parfois excessive lorsque l'orgue entonnait un chant plein de retenue. Difficultés de balance aisément compréhensibles pour une première rencontre in situ – mais l'acoustique du vaste édifice (non voûté) se révéla optimale, et l'Orchestre de Lille (cordes et timbales), dans cette œuvre redoutable sur le plan de la synchronisation, magnifique d'acuité et de vigueur des timbres.
 
Mêmes qualités, l'Orchestre au complet (sans orgue ni percussions), dans l'imposant Stabat Mater (1950), anticipation nettement discernable des Dialogues des Carmélites à venir (1957). Porteuse d'une indéniable extériorisation, l'œuvre fut abordée par Jean-Claude Casadesus avec une maîtrise formelle confondante de vigueur, l'intimité propre à Poulenc s'étant presque inclinée devant une puissance épique, émotionnellement superbe, évoquant le Prokofiev d'Alexandre Nevski. Impressionnant (le Chœur, quelque cent voix, fut remarquable) et prenant : si les interventions de la soliste sont peu nombreuses, la soprano américaine Nicole Cabell leur conféra avec aplomb une lumineuse et humaine résonance. Un Poulenc très grand format servi par des interprètes chaleureusement acclamés : mission magnifiquement accomplie de décentralisation régionale.
 
La dixième édition de Contrepoints 62, en 2015, devrait poursuivre l'itinérance, indissociable de la mise en valeur d'un patrimoine distribué sur l'ensemble du Département, mais il semble que le désir ou la nécessité d'un épicentre géographique soit à l'ordre du jour, de manière à faire évoluer la conception même du Festival. Ce cœur serait l'Audomarois, dont Saint-Omer est le centre névralgique et d'où rayonnerait le Festival. À suivre, naturellement, avec ferveur !
 
Michel Roubinet
 
Festival Contrepoints 62 - concerts des vendredi 3, samedi 4 et dimanche 5 octobre 2014
 
 
(1) www.rameau2014.fr/RESSOURCES/Interpretes/Musiciens-aux-XXe-et-XXIe-siecles/Alabau-Michel
 
(2) Lire le compte rendu : www.concertclassic.com/article/festival-contrepoints-62-musique-et-patrimoine-ancien-et-en-devenir-compte-rendu
 
 
Sites Internet :
 
Festival Contrepoints 62
contrepoints62.fr
 
Les Musiciens du Paradis
www.royaumont.com/fr/les-musiciens-du-paradis/presentation
 
Bertrand Cuiller
www.bertrandcuiller.com/fr/biographie.php
 
Jean-Luc Ho
jeanluc-ho.com
 
Guillaume Rebinguet-Sudre
www.encelade.net/index.php/fr/les-artistes-2/30-guillaume-rebinguet-sudre-violon
http://www.augredesarts-festival.org/Entretien-no5
 
Romain Leleu
http://www.romainleleu.com/fr
 
Ghislain Leroy
http://www.ghislainleroy.org/Accueil.html
 
Les Meslanges
http://www.lesmeslanges.org
 

François Ménissier
www.toulouse-les-orgues.org/le-festival/programme-2013/rubriques-laterales-bios/francois-menissier.html
 
Orchestre national de Lille
http://www.onlille.com
 
Jean-Claude Casadesus
www.casadesus.com/famille/jeanclaude-casadesus.html
 
Thierry Escaich
http://www.escaich.org
 
Nicole Cabell
http://nicole-cabell.com

Photo © DR

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