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Festival Contrepoints 62 - Musique et patrimoine, ancien et en devenir - Compte-rendu

Au fil des comptes rendus, peut-être le lecteur se dira-t-il qu'il est décidément beaucoup question de patrimoine. C'est le propre de l'orgue, seul instrument à pouvoir superposer, au cours des siècles, autant de strates historiques, pour un équilibre esthétique parfois remis en cause au gré des restaurations. Comme tout festival axé sur l'orgue, Contrepoints 62 – qui est beaucoup plus qu'un « simple » festival d'orgue – compte parmi ses missions la mise en valeur des orgues du département. Avec cette année, pour sa huitième édition, une démarche particulière lors du troisième week-end. Après avoir fait sonner les instruments bien connus de Saint-Omer, Boulogne-sur-Mer, Tournehem ou Nielles-lès-Ardres, Sébastien Mahieuxe, directeur artistique, a convié les mélomanes à se rendre dans le sud-ouest du Pas-de-Calais, mettant en lumière deux orgues qui ne demandent qu'à pouvoir chanter…

Le vendredi 4 octobre, en l'abbatiale Saint-Saulve de Montreuil-sur-Mer, petite ville pimpante très prisée des Britanniques où jamais encore le Festival n'était venu, l'ensemble Les Ombres, fondé en 2006 et dirigé par le flûtiste Sylvain Sartre et la gambiste Margaux Blanchard, proposait un programme classique français. En ouverture : Pavane d'Henry Du Mont à l'orgue de tribune, certes partiellement jouable, en choisissant bien ses registres, et faisant presque bel effet, mais pas pour un récital autonome, tant l'instrument nécessite un grand relevage – ce qui n'empêcha pas l'organiste et continuiste Marc Meisel de rendre justice à Du Mont. S'ensuivit, avec gambe et orgue positif, le Miserere à deux dessus et deux flûtes H.157 de M.-A. Charpentier, d'une belle noblesse de ton – étrange diction fermée d'Eugénie Warnier, cependant, dont la voix eut besoin de temps pour s'affirmer, cependant que Mélodie Ruvio d'emblée s'imposait par le timbre et la musicalité. Puis ce fut, à l'orgue de tribune, une suite empruntant aux ouvrages scéniques de Rameau, pleine de charme et de faconde, compte tenu des limites de l'instrument, et de Charpentier le Magnificat à trois voix H.73 – haute-contre, ténor, basse, avec deux violons, deux flûtes et continuo : pour ainsi dire « la plus que lente » de Charpentier, bien avant Debussy, qui sur son inlassable balancement ternaire conserve à chaque écoute sa fascination. En seconde partie : Te Deum de François Colin de Blamont (1690-1760), compositeur versaillais qui sous Louis XV participa à la « querelle des Te Deum », le sien ayant fini par être joué à la cour et au Concert Spirituel. Si l'on connaît le nom, qu'en est-il de sa musique ? Occasion donc rêvée de découvrir une œuvre d'envergure alternant sections héroïques – belle assurance d'Amélie Pialoux à la trompette naturelle et des timbales d'Henri-Charles Caget, très sollicitées – et de sections plus ou moins intimistes, champêtres et dansantes, réservant aux remarquables solistes vocaux mille occasions de briller. Élévation et spiritualité ne sont plus celles du Grand Siècle, mais l'apparat a tout pour séduire, ici dans une interprétation enthousiaste et prodigue qui sans peine emporta l'adhésion.

La route du Festival passait le lendemain par Auchy-lès-Hesdin. Le plus ancien buffet du département (fin XVIIe) se trouve dans l'abbatiale Saint-Georges – autour de laquelle l'économiste Jean-Baptiste Say (1767-1832) installa une vaste et moderne filature sous l'Empire : il en reste des bâtiments industriels considérables et désaffectés, fonte et brique de différentes époques, potentiel culturel vertigineux pour lequel il resterait à trouver une destination viable, et un financement. La venue du Festival à Auchy avait naturellement pour mission de relancer l'idée d'une restauration de l'orgue dans son état initial, mi-flamand, mi-français, car l'orgue est depuis longtemps muet. À défaut d'orgue, on eut le bonheur d'entendre la violoniste Hélène Schmitt, entourée de Massimo Moscardo au théorbe et de François Guerrier au clavecin, posé sur un orgue positif, dans sept des seize Sonates du Rosaire de Biber. Musique étourdissante à tous égards, ne pouvant s'accommoder de tiédeur : Hélène Schmitt y fut souveraine d'engagement, musical et corporel, émotionnel et intellectuel, avec une manière si chaleureuse à l'égard du public de présenter certaines pièces que celui-ci, avant même la première note, se retrouvait plongé dans l'univers extrême, virtuose et quasi expressionniste de Biber. Entre les Sonates, Massimo Moscardo fit entendre une Toccata de Kapsberger, François Guerrier une Lamentation de Froberger : deux moments d'une insigne beauté, élégiaque, concentrée. En bis, Hélène Schmitt berça le public au rythme lancinant d'une Ciaccona de Schmelzer. Moments ineffables.

L'on se retrouva en soirée un peu plus loin sur la route d'Arras, à Saint-Pol-sur-Ternoise, ville très meurtrie par la Seconde Guerre mondiale. Reconstruite dans les années 1960, l'église dispose depuis 2012 d'un orgue neuf de Laurent Plet, bien que reprenant une part de tuyauterie ancienne : première visite du Festival en ce lieu aux vastes dimensions (tout de brique et de grande allure, telle une réinterprétation, à l'intérieur, de la basilique romaine de Trèves), dont l'orgue mérite indéniablement des récitals à part entière. Ce fut en l'occurrence Les Folies françoises de Patrick Cohen-Akenine que l'on entendit, avec Frédéric Désenclos en continuiste, mais aussi à cet orgue de tribune, en ouverture de programme : illustre Toccata VII de Michelangelo Rossi, sidérante d'audace harmonique, notamment la péroraison implosant sous l'effet d'un chromatisme dévorant. Le programme comportait trois Lamentazioni d'Alessandro Scarlatti, pour les mercredi, jeudi et vendredi saints, chacune pour soprano solo. Trois voix on ne peut plus différentes : Harmonie Deschamps, au timbre d'une certaine puissance et parfois percutant ; Eva Zaïcik, grande voix souplement lyrique, chaleureuse et précise ; Dania El Zein, plus légère et d'une moindre assise dans le grave, douce et lumineuse. En regard du programme de la veille : un autre univers, le bel canto baroque resplendissant de charmes méridionaux en harmonie avec un style exigeant. Au baroque répondit le contemporain : Frédéric Désenclos, de nouveau à l'orgue de tribune, fit entendre Ecco la fiera de Thierry Pécou, pièce d'après L'Enfer de Dante composée en 1995. Le compositeur avait déjà fait irruption à travers les intermèdes pour deux violons assurant la jonction entre les pièces, tout en puisant subtilement dans le matériau de Scarlatti – pour une écriture contemporaine et virtuose étonnamment « italienne ». En clôture de ce riche programme : Miserere pour trois sopranos de Pécou, en création, commandé pour l'abbaye de Noirlac et Les Folies françoises, d'une dramaturgie très expressive – et participative, le public devant s'y associer (roulements de pieds et battements de mains) pour évoquer le tremblement de terre et la chasse aux démons – tout en reprenant le même appareil instrumental que les Lamentazioni scarlatiennes, donc sur instruments anciens. Un défi pour les interprètes – et pour le compositeur, « fort éloigné de la spiritualité chrétienne, plus proche de l'immanence que de toute forme de transcendance », défi relevé avec éclat et mesure, dans une œuvre opulente mais concise, prenant sans rupture la suite de Scarlatti. Magnifique à défaut d'être immédiatement accessible.

Les deux concerts du dimanche après-midi retrouvèrent le cadre splendide de l'église d'Auxi-le-Château, à la lisière de la Picardie, et son orgue Carpentier de 1745 : l'une des merveilles du département, où l'on avait entendu, lors du Festival 2010, Gustav Leonhardt à l'orgue et au clavecin. Cette année, ce fut tout d'abord Pascal Lefrançois, titulaire de l'instrument, qui avec aplomb et une liberté de ton infiniment plus épanouie qu'au disque fit resplendir Thomas Babou, des extraits du Livre d'orgue de Montréal, Gaspard Corrette et Jacques Boyvin, avec alternance de plain-chant : Sophie Landy-Cluzet et Sophie Pattey, premier et second dessus, Violaine Lucas, bas dessus magnifiquement timbré et parfait soutien – trois timbres si différents et complémentaires. Les dames chantèrent, seules, un O salutaris hostia de Michel Imbert (XVIIIe siècle), le programme se refermant sur un noble Tantum ergo de Couperin.

C'est dans ce même lieu que le week-end prit malheureusement fin, avec un concert de l'ensemble belge Vox Luminis (photo) dirigé par Lionel Meunier : Monteverdi. La finalité du programme, alternant musique sacrée et profane, ici la Selva morale et les Madrigaux guerriers et amoureux, était de mettre en lumière les liens unissant ces deux mondes, spirituel et charnel – et inversement, bien souvent, ainsi à travers l'enchaînement du Lamento della ninfa (délicatement « représenté ») et du Crucifixus, deux déplorations aussi humainement troublantes l'une que l'autre, quand bien même l'on s'interdirait de comparer les situations. Dès le bouleversant Gloria a 7 d'ouverture, d'une somptuosité plus que confondante, tout fut joué – et l'ensemble du concert un pur enchantement, y compris la délicieuse Ciaccona de Tarquinio Merula, pour deux violons et continuo à 5, avec guitare baroque. De l'extraordinaire bataille d'Altri canti d'amor en passant par le sublime Beatus vir et jusqu'à l'ultime Ardo avvampo – bissé – Monteverdi jamais ne quitta les sommets, servi par des solistes d'une ardeur et d'une ferveur, d'une musicalité et d'une virtuosité dignes des plus grandes réussites de la riche discographie montéverdienne – mais sur le vif ! Bach bien sûr, Bach toujours, on le sait bien à l'orgue comme ailleurs – mais la préséance du génie sinon la primauté de Monteverdi parut là une évidence…

Le rôle des musiciens (comme des commentateurs) n'est certes pas d'encenser la puissance publique, mais Lionel Meunier, Bourguignon installé à Namur, ne résista pas au plaisir virtuose, avant le bis, de louer la démarche générale du Festival Contrepoints 62, né de la volonté d'un seul homme – pourquoi ne pas le dire ? : le président du Département du Pas-de-Calais, Dominique Dupilet (présent à tous les concerts, par passion), qui il y a huit ans décida de faire de l'orgue et du patrimoine local qu'il représente l'une des vitrines culturelles de son département, avec la politique tarifaire déjà évoquée (5 €uros la place, mais la gratuité pour beaucoup !) et la puissante logistique des équipes du Conseil général. Preuve, selon Lionel Meunier, que si l'on veut, on peut : question de volonté politique. Et si le résultat permet d'entendre, dans une église pleine, un Monteverdi de cette trempe à Auxi-le-Château, on peut alors dire que le projet tient ses promesses.

Michel Roubinet

Festival Contrepoints 62, les 4, 5 et 6 octobre 2013

Sites Internet :

Contrepoints 62 / Programme 2013
http://www.pasdecalais.fr/Agendas/Culture/Contrepoints-62

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Photo : DR
 

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