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De L’Oiseau de Feu de Béjart au Boléro de Cherkaoui au Palais Garnier - Silence on tourne… - Compte-rendu

L’arrivée au Palais Garnier du chorégraphe belgo-marocain Sidi Larbi Cherkaoui, très admiré, très talentueux, très attendu, était assurément le point d’orgue d’une soirée composite sur laquelle a plané l’ombre de ceux qui participèrent au renouveau de la danse à l’époque des Ballets russes ou le prolongèrent : mélange séduisant chargé de réminiscences émotionnelles, Béjart et Robbins n’étant pas si loin, et Nijinski demeurant le dieu tutélaire d’une danse à la fois académique et moderne.

Surdoué, Cherkaoui a fait applaudir ses créations dans le monde entier, souvent avec la complicité de son alter ego chorégraphique Damien Jalet, et son écriture, bien que nourrie de son passé de danseur jazzy et de son travail avec Anna Teresa de Keersmaker, garde des formes et une structure qui peuvent volontiers passer pour néo-classique. Ici Brigitte Lefèvre, en lui confiant une remouture du Boléro de Ravel, lui offre un terrain de jeu aussi séduisant que dangereux, l’œuvre étant mythique, notamment depuis que Béjart en fit l’un de ses chefs-d’œuvre.

Le jeune chorégraphe sort vainqueur du pari, mais sans avoir bouleversé les codes : de son Boléro pour lequel la très célébrée Marina Abramovic a conçu un miroir de fond de scène sur lequel des projections dessinent des cercles mouvants, on dira en premier qu’il séduit par sa beauté déliée et sa simplicité. Les danseurs, vêtus de maillots blancs striés de dessins de côtes comme des squelettes, sur lesquels flottent quelques voiles blancs dont ils se dépouillent peu à peu, les visages zébrés de bouts de dentelles noires, exécutent une sorte de rituel, en une danse cosmique qui évoque celle des derviches. Ils tournent sur eux-mêmes et autour des autres, se mêlant et s’entrelaçant, et leurs reflets sur le miroir sont amplifiés par les vagues circulaires des projections. Au lieu du piétinement, Cherkaoui a choisi le tourbillon.

L’idée est belle, et le commencement du ballet fait grande impression. Reste à trouver un axe de développement, difficulté suprême du Boléro que Béjart sut résoudre de façon fulgurante. Ici les mouvements perdent en force à mesure que le ballet avance, et la pénombre n’aide guère à voir se dessiner une quelconque progression. C’est le reproche que l’on fera à cette œuvre élégante, servie par une distribution luxueuse, même si Jérémie Bélingard,Aurélie Dupond ou Marie-Agnès Gillot restent méconnaissables sous leurs peintures de guerre.

Pour le reste, on regrette que l’Oiseau de Feu, lequel incarna de façon éblouissante les aspirations d’un monde en plein tournant soixante-huitard, a perdu ses ailes aujourd’hui. Les partisans ne semblent guère concernés par leur message, et le choix qui est fait du principal interprète, Mathias Heymann, Oiseau bleu plus qu’Oiseau de Feu malgré sa belle technique n’aide guère à ranimer le Phoenix. Un danseur plus charismatique et moins parfait eût été sans doute plus porteur de la flamme béjartienne. Etrange impression aussi que celle laissée par le Faune de Nijinski, campé ici par un Nicolas Le Riche à l’expression très appuyée, presque comme dans un ballet de Roland Petit, alors que son physique puissant et sa superbe présence lui autorisent à plus de retenue. Mais le charme des costumes, le délice troublant de la musique de Debussy font toujours de cette pièce un moment hors normes, d’autant qu’une très belle nymphe, dense et élégante, Emilie Cozette, tenait ici tête au Faune.

Montée en puissance heureusement du spectacle grâce à l’autre Faune, celui de Jérôme Robbins, à l’érotisme suggéré avec la malignité propre au chorégraphe de West Side Story : en studio de travail, un couple de danseurs s’exerce, se contemple du coin de l’œil, fond ses mouvements, mêle son reflet dans le miroir, se rêve, se frôle. Amour de soi, désir de sa propre image effleurée par l’autre, l’œuvre est d’une subtilité inouïe, et le jeu ambigu d’Hervé Moreau en cerne les facettes intimes autant que spectaculaires. Sa partenaire, la belle Eleonora Abbagnato, manque en revanche de poésie et de sensualité. Mais l’œuvre reste un chef-d’œuvre et cet Afternoon of a Faun, resserré entre quatre murs, dont l’un est celui de l’ego artistique et de la perfection rêvée, reste dans sa sobriété un brûlant exemple de danse porteuse de prolongements infinis.

Jacqueline Thuilleux

« Béjart/Nijinski/Robbins/Cherkaoui/Jalet »  - Paris, Palais Garnier, le 2 mai, prochaines représentations les 8, 9, 10, 13, 15, 25, 27, 29, 30 mai et les 1er et 3 juin 2013

Paris, Palais Garnier, 20 avril 2013

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Photo : Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

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