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Clément Mao-Takacs et le Secession Orchestra au Musée d’Orsay – Black is beautiful

Avec le Secession Orchestra, qu’il a fondé en 2011, Clément Mao-Takacs (photo) s’affirme jour après jour comme l’un des chefs les plus découvreurs et inventifs de la jeune génération, dans le répertoire fin XIXe/début XXe souvent, mais aussi sur le terrain de la création contemporaine. La Fondation Singer-Polignac – qui n’a pas la réputation de manquer de flair en matière de talent – les compte, lui et sa formation, parmi ses résidents depuis 2014. L'abbaye de Royaumont a elle aussi fait appel à eux (une résidence sur 2017-2019) et, c’est d’ailleurs un concert en hommage à Henri-Louis de la Grange à Royaumont en 2017 qui a donné l’occasion à C. Mao-Takacs de nouer des liens avec le Musée d’Orsay pour en devenir « artiste associé » sur 2018-2019.
 

Marie-Laure Garnier © DR
 
Orsay ? Un endroit où il se sent chez lui : « Ma mère est historienne de l’art et je vais dans tous les musées depuis mon enfance. J’adore Orsay, confie-t-il, car sa période correspond à celle de Secession Orchestra. »
Trois concerts auront illustré la collaboration de C. Mao-Takacs et du musée cette saison : en novembre dernier, un programme « Fêtes et parades » se faisait l’écho de l’exposition « Picasso bleu et rose ». « Le modèle noir, de Géricault à Matisse » (jusqu’au 21 juillet)(1) inspire pour sa part deux concerts, les 16 et 18 avril, sous l’intitulé «Black is beautiful » ; le premier avec la soprano Marie-Laure Garnier, « nouvelle Jessye Norman » selon C. Mao-Takacs, l’autre avec le baryton Edwin Fardini, récemment applaudi dans un remarquable Mondo delle luna de Haydn au CNSMDP – Garnier et Fardini, deux jeunes voix sur lesquelles Concertclassic a plus d’une fois déjà mis l’accent. (2) (3). Des chanteurs que le chef s’impatiente de retrouver ; « des artistes humbles, qui ont envie de travailler, de faire de la musique, de se mettre au service des œuvres. »

« L’idée de ces deux programmes (précisons que la comédienne Mata Gabin sera la récitante de soirée du 18) est de « montrer l’inspiration que des musiciens ont pu trouver dans le thème de la négritude, explique C. Mao-Takacs, de montrer aussi des impacts plus contestables aujourd’hui, comme avec la Rapsodie nègre (1917) de Poulenc, qui peut choquer les oreilles par un côté « Joséphine Baker-peau de banane ». Ce qui était drôle sans doute à l’époque, car n’existait pas la distance que nous avons par rapport aux notions de racisme, etc., est d’une virulence quand on l’interprète qui oblige a repenser toute l’interprétation. Mais il est important de jouer une telle œuvre, de ne pas la mettre de côté au nom du politiquement correct. »

Edwin Fardini © DR
 
On entendra aussi les Cinco Canciones Negras de Xavier Montsalvatge (le 16) ou Golliwog’s Cake-Walk (le 16) et Le Petit Nègre (le 18), pièces connues qui témoignent de l’influence du ragtime sur Debussy. Reste que le chef a souhaité traiter le sujet abordé de façon très exhaustive, avec la volonté de « montrer la diversité de la musique noire américaine de la façon la plus large possible. » La présence du Summertime de Porgy and Bess (le 16) ne surprend sans doute pas, mais les curieux seront en revanche tentés (le 18) par une œuvre pour petit ensemble de l’artiste d’origine jamaïcaine Eleanor Alberga (née en 1949) où l’on retrouve « une pulsation rythmique très particulière », caractéristique de cette compositrice.
C. Mao-Takacs a en outre voulu remettre au goût du jour des auteurs américains tels que Robert Nathaniel Dett (1882-1943) (le 16 et le 18), dont l’esthétique mêle jazz, musique classique et puise aussi aux racines africaines, la Juba Dance de In the Bottoms en témoigne (les 16 et 18), ou encore Tom Wiggins (1849-1908), pianiste aveugle dont une pièce a été orchestrée par le chef (le 16).
Certaines partitions chères à son coeur ne pouvaient faire défaut. « Il ma semblé essentiel de faire entendre O King de Berio, déploration où la mort de Martin Luther King prend une dimension universelle – ce n’est pas uniquement une blessure pour le peuple noir américain – qui relève du thrène, de quelque chose de très ancestral. Une œuvre très forte, destinée à l’effectif du Pierrot lunaire – rien d’un hasard ... –, qui me touche profondément. » Chantée par Marie-Laure Garnier, l’effet n’en sera que plus saisissant ...
 

Clément Mao-Takacs et le Secession Orchestra © Sophie Crepy

Fervent avocat d’Alexander von Zemlinsky, C. Mao-Takacs a tenu à l’inclure dans le programme du 18 avril, en confiant à Edwin Fardini les Symphonische Gesänge op. 20, un ouvrage de 1929 qui dévoile un visage différent de celui, post-romantique, que l’on retient généralement de l’auteur de la Symphonie lyrique. Ce recueil de sept chants, fait entendre une « musique plus proche de Hindemith, un style plus objectif, plus direct, presque ascétique par moment. On y trouve une énergie noire, très concentrée, une volonté d’aller à l’essentiel, de ne pas se détourner de textes qui ont à l’évidence bouleversé le compositeur. »
 
Un musicien mexicain, Silvestre Revueltas (1899-1940), referme le concert du 18 avec son tellurique Sensemaya. « Comme Claude Lévi-Strauss qui cherchait un lien entre les mythes japonais et les mythes amérindiens, il me semble qu’il y a là quelque chose qui évoque directement l’africanité, voire la négritude, note C. Mao-Takacs. Sensemaya est une sorte de Boléro de Ravel basé sur une incantation afro-cubaine, un immense crescendo qui relève de la transe, avec des sonorités très rudes. J’y vois une synthèse entre le Boléro de Ravel et la Danse de l’élue qui conclut le Sacre du printemps. »
Deux grands moments de musique en perspective à Orsay, sous la conduite d’une baguette passionnée (4). Et deux voix d’exception à découvrir pour ceux qui n’ont pas encore eu ce bonheur.
 
Alain Cochard
(Entretien avec Clément Mao-Takacs réalisé le 3 avril 2019)

(1) m.musee-orsay.fr/fr/expositions/article/le-modele-noir-47692.html
 
(2) www.concertclassic.com/article/il-mondo-della-luna-de-haydn-au-conservatoire-national-superieur-de-paris-un-voyage-plein-de
 
www.concertclassic.com/article/edwin-fardini-et-tanguy-de-williencourt-lathenee-simplicite-et-emotion-compte-rendu
 
(3) www.concertclassic.com/article/les-revelations-classiques-de-ladami-prades-pepites-davenir-compte-rendu
 
 www.concertclassic.com/article/les-pages-musicales-de-lagrasse-enchantement-et-revelation-compte-rendu
 
www.concertclassic.com/article/finale-du-9eme-concours-de-chant-piano-nadia-et-lili-boulanger-confirmations-et-decouvertes
 
(4) Dans l'actualité discographique récente de C. Mao-Takacs et son orchestre, signalons une exceptionnelle Fantaisie de Debussy, avec Jonas Vitaud au clavier, incluse dans l'album "Debussy, jeunes années" (2 CD MIRARE) du pianiste : www.concertclassic.com/article/jonas-vitaud-au-musee-gustave-moreau-et-la-folle-journee-debussy-jeunes-annees

Secession Orchestra, dir. C. Mao-Takacs
Avec Marie-Laure Garnier, le 16 avril 2019 (12h30)
Œuvres de Dett, Berio, Gershwin, Wiggins, Montsalvatge, Debussy
www.concertclassic.com/concert/marie-laure-garnier-c-mao-takacs
Avec Edwin Fardini et Mata Gabin, le 18 avril 2019 (20h)
Œuvres de Dett, Zemlinsky, Debussy, Poulenc, Alberga, Revueltas
www.concertclassic.com/concert/c-mao-takacs-secession-orchestra
 
Photo © Sophie Crepy

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