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Centenaire Henri Dutilleux – Le musicien des confluences

L’année « Dutilleux 2016 » s’ouvre officiellement le 22 janvier à la Philharmonie de Paris avec une soirée de musique de chambre (inscrite dans la Biennale de Quatuors à cordes) réunissant Lisa Batiashvili, Valeriy Sokolov, Gérard Caussé, Gautier Capuçon et Frank Braley. Unique quatuor à cordes d’Henri Dutilleux et parmi les chefs-d’œuvre absolus de la littérature chambriste du XXe siècle, Ainsi la nuit figure bien évidemment au programme de la soirée, en compagnie des Trois Strophes sur le nom de Sacher, des Préludes et - voisinage on ne peut plus naturel - de la Sonate pour violon de Debussy et du Trio de Ravel.
 
« Parmi les compositeurs indépendants que j'admire beaucoup, déclarait Francis Poulenc en 1961 (1), je voudrais en citer trois : Benjamin Britten (…), Henri Sauguet (…), et Dutilleux pour son honnêteté, sa rigueur ; Dutilleux est net avec ses cheveux en brosse, son visage sain, mais aussi honnête dans sa musique sans concession, qui fait plaisir à entendre ». Si Henri Dutilleux a en effet conservé longtemps sa chevelure droite et drue, sa musique, elle, s'est vite émancipée de la coupe au carré des premières œuvres (sa Sonate pour piano, ses deux symphonies), pour afficher un profil plus souple et ourlé, et plus … décoiffant ! Des Métaboles, de 1965, au Temps, l'horloge, second et ultime cycle de mélodies pour soprano et orchestre, de 2009, son catalogue témoigne d'un compositeur en quête permanente de sa singularité, de ses sources vives et de ses aspirations profondes, loin de l'académisme de sa formation comme des tables-rases des avant-gardes.   
 
Le Temps, précieux allié

Né le 22 janvier 1916 — il y a juste cent ans — l'auteur de L'Arbre des Songes s'est trouvé coincé, au départ, dans l'esthétique prêchi-prêcha de l'entre-deux-guerres. Et quand en février 1939, son Prix de Rome en poche, il rejoint l'Académie de France dans la capitale italienne, c'est pour en repartir aussitôt, en raison du conflit militaire imminent. De huit ans le cadet d'Olivier Messiaen, de neuf ans l'aîné de Pierre Boulez, il a dû, aussi, se garder de l'ombre portée, écrasante, de ces deux fortes statures. Le Temps a été finalement son allié, par la longévité exceptionnelle qui lui a été accordée — Henri Dutilleux s'est éteint dans sa quatre-vingt-dix-huitième année, le 22 mai 2013.
 
L’apport de la peinture et de la poésie

Mieux que sa situation historique, c'est sa situation géographique, dans la capitale ou dans sa résidence de campagne, qui offre le bon sésame. A Paris, avec son  épouse la pianiste Geneviève Joy(1919-2009), Henri Dutilleux habitait l'île Saint-Louis (au 12 de la rue Saint-Louis-en-l'Île, où, au terme de péripéties courtelinesques, une plaque commémorative a été récemment apposée), entre les deux bras de la Seine. En Touraine, à Candes-Saint-Martin, le couple possédait une propriété à l'intersection de la Loire et de la Vienne (2). Par ces attaches, Henri Dutilleux est le musicien des confluences. Fertiles autant que prestigieuses. Dans son œuvre, se rejoignent des affluents musicaux qui en vivifient l'écriture (l'héritage national, Debussy-Ravel, d'une part, de l'autre le « levain de l'étranger », Berg et Bartók), se mêlent des courants artistiques qui en stimulent l'inspiration — le romantisme onirique du Baudelaire des Fleurs du Mal, et l'expressionnisme, teinté de mysticisme, du Van Gogh des tableaux de Provence. Placées sous l'invocation de la Nuit (« Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche », du poète, La nuit étoilée à Arles du peintre), peinture et poésie irriguent en profondeur la musique d'Henri Dutilleux.
 

© Philippe Gontier
 
Dans la lumière nocturne de Van Gogh
Chez les Dutilleux, la peinture est une affaire de famille. Le compositeur a passé son enfance, à Douai, entouré des tableaux de son arrière grand-père paternel, Constant Dutilleux (1807-1865), un ami d'Eugène Delacroix, et un proche de Corot et de l'Ecole de Barbizon. Plus tard, le musicien a fréquenté Jean Bazaine, peintre non-figuratif de l'Ecole de Paris, puis l'Américain Paul Jenkins, apparenté à l'abstraction lyrique d'un Jackson Pollock ou d'un Mark Rothko. Mais c'est avec l'œuvre de Vincent Van Gogh que le déclic s'est produit. Répondant à une commande du National Symphony Orchestra de Washington, alors sous la direction Mstislav Rostropovitch, la pièce Timbres, espace, mouvement, de 1978, s'inspire du tableau La nuit étoilée, peint à Arles, avec son ciel béant au centre (l'absence de Dieu ?), le scintillement lointain des étoiles en haut, la ville en contrebas (« où le bétail heureux des hommes est couché », écrit au même moment Mallarmé). Cette disposition singulière, Henri Dutilleux la transpose dans la configuration insolite de son orchestre : ni violons ni altos, douze violoncelles en arc de cercle face au chef, les contrebasses regroupées à droite, les percussions à gauche, tandis que vers le fond, s'étagent cuivres et bois, ces derniers en grand nombre, pour rétablir l'équilibre dans l'aigu. Quant aux touches de couleurs rares, à ces « embrasements d'escarbilles » qu'admire Antonin Artaud dans son Van Gogh ou le suicidé de le société, Henri Dutilleux recourt au timbre safrané du hautbois d'amour, à celui plus opaque de la flûte en sol et de la clarinette basse.
 
Les toiles de Van Gogh n'ont pas été la seule source d'inspiration du musicien, s'y ajoutent les lettres de Vincent à son frère Théo. La dernière des cinq mélodies du cycle Correspondances (créé à Berlin en 2003 par ses dédicataires, la soprano Dawn Upshaw et le chef Simon Rattle) cite une lettre où le peintre confie son besoin de religion, pour contrer la puissance infernale des ténèbres, et sur le dernier mot, « assommoir », la voix s'élance sur un contre-ut dièse fortissimo. Le dramatisme de cette page, comme celui, tout aussi oppressant, de la mélodie précédente — un message de Soljenitsyne aux Rostropovitch, Slava et sa femme Galina, pour les remercier de leur aide — montre combien le tempérament passionné de Dutilleux n'était pas étranger à la violence ni à la théâtralité de l'opéra. De l'Eugène Onéguine de Tchaïkovski au Werther de Massenet, la « lecture de la lettre » est d'ailleurs un classique du genre.

© Guy Vivien
 
Dans la résonance des alexandrins baudelairiens
C'est en prévision du centenaire de la mort de Baudelaire, à célébrer en 1967, qu'Henri Dutilleux reçut de l'Opéra de Paris la proposition d'une musique de ballet sur Les Fleurs du mal  (en collaboration avec Roland Petit, son précédent co-équipier pour le ballet Le Loup en 1953). Le projet capota, mais le compositeur, avec sa minutie coutumière, en profita pour lire toute l'œuvre du poète — y compris les textes en prose, journaux intimes, critiques d'art sur les salons de peinture, la musique de Wagner. Cette imprégnation lui servit quand il reçut de Mstislav Rostropovitch la commande d'un concerto pour violoncelle. La sonorité sensuelle et féminine de l'instrument s'accorde à l'aura de volupté qui baigne les poèmes dans lesquels Baudelaire célèbre sa maîtresse Jeanne Duval.
Œuvre en cinq mouvements enchaînés (trois vifs, encadrant deux lents), comme les Métaboles, « Tout un monde lointain » prend pour titre un fragment de La Chevelure : « Tout un monde lointain, absent, presque défunt/Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique ». Sur la partition, chacun des cinq mouvements est précédé d'une citation de quelques vers, choisis parmi différents poèmes, et qui invitent au voyage des sens et de l'imagination — « Garde tes songes/Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous ! ». Dans le premier des deux mouvements lents, Regard, le soliste, presque toujours en clé de sol ou d'ut, déroule en voix de tête une longue et calme cantilène, avec le soutien feutré des cordes et des bois, à l'exclusion des cuivres. Dans Miroirs, le second mouvement lent — sommet lyrique du concerto —  le violoncelle entonne une chaude élégie extatique, que ponctuent comme des gouttes de rosée les notes éparses du marimba et de la harpe. Les cordes, très divisées et bruissantes, et les cuivres dans la nuance pianissimo (à l'exclusion des bois, cette fois) propagent une pénombre complice, quasi érotique.
Bissé à sa création par Rostropovitch et Serge Baudo, le 25 juillet 1970 au Festival d'Aix-en-Provence, ce concerto est demeuré, par l'intensité de son expression, le raffinement de son écriture, le chef-d'œuvre qui résume le mieux l'art d'Henri Dutilleux. Et confirme son don mélodique, souvent méconnu.
 
Un éternel inquiet

La poésie de Baudelaire devait encore fournir au musicien le dernier mot de son œuvre. L'ultime mélodie de son cycle Le temps, l'horloge, est construite sur  l'un des Petits poèmes en prose du Spleen de Paris, Enivrez-vous. Cet appel à « ne pas sentir l'horrible fardeau du temps », à « n'être pas les esclaves martyrisés du Temps » ne pouvait qu'être entendu par celui qui a toujours cherché à se soustraire à l'urgence du Temps, à ses contingences périssables. Il est émouvant de voir un compositeur, à la veille de ses quatre-vingt dix ans, reprendre son papier réglé pour y tracer de juvéniles arabesques, en hommage à la voix planante et à l'intelligence musicale de la soprano Renée Fleming. 
                           
Alors, compositeur « indépendant », Henri Dutilleux, comme Francis Poulenc le qualifiait ? Trop restrictive, risquant de l'enfermer dans une tour d'ivoire protectionniste, l'étiquette ne plaisait guère à l'intéressé. Qui était davantage un éternel inquiet, que le confort des situations et des réputations établies n'apaisait pas, et que l'exigence de perfection, d'aboutissement toujours plus hardi, aiguillonnait sans cesse à se dépasser, et se renouveler. Un « phare » de notre temps, comme l'eût salué son cher Baudelaire.  
 
Gilles Macassar  

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(1) Entretien avec Martine Cadieu, dans J'écris ce qui me chante, Fayard (p. 657)
(2) aujourd'hui, le Centre « Joyeux » (Joy-Dutilleux), maison d'artistes /www.joy-dutilleux.fr/le-foyer
 
Sur vos agendas :
 
Philharmonie de Paris :
« Tout un monde lointain », avec Xavier Phillips (violoncelle), Orchestre national d'Ile-de-France, dir. Shao-Chia Lü, Philharmonie 1, 17 janvier, 16h 30 / www.concertclassic.com/concert/la-mer-de-debussy
 
« Henri Dutilleux, repère d'un siècle », journée d'étude sous la direction scientifique de Pierre Gervasoni, Salle de Conférence, 22 janvier, de 9h à 18h /philharmoniedeparis.fr/fr/activite/journee-detude/15959-henri-dutilleux
 
Ainsi la nuit, Trois strophes sur le nom de Sacher, Préludes, avec Lisa Batiashvili, Valeriy Sokolov, Gérard Caussé, Gautier Capuçon, Frank Braley, Philharmonie 2, 22 janvier, 20h 30 / philharmoniedeparis.fr/fr/activite/musique-de-chambre/15533-hommage-henri-dutilleux?date=1453491000
 
Auditorium de Radio France :
Préludes, Métaboles, Les Citations, Symphonie n° 2, avec Maroussia Gentet (piano), Orchestre Philharmonique de Radio France, dir. Kwamé Ryan, 21 janvier, 20h / www.maisondelaradio.fr/evenement/concerts-du-soir/centenaire-dutilleux
 
Timbres, Espace, Mouvement, Orchestre Philharmonique de Radio France, dir. Mikko Franck, 5 février, 20h . http://www.maisondelaradio.fr/evenement/festival-presences/presences-2016-italie-1

Un site spécifiquement dédié à l'actualité de l'année Dutilleux sera très bientôt accessible : www.dutilleux2016.com
 

A lire :
« Mystère et mémoire des sons », Entretiens avec Claude Glayman (édition revue et augmentée), Actes Sud, 274 p, 24 €
« Henri Dutilleux, entre le cristal et la nuée », sous la direction de Nicolas Darbon, Centre de Documentation de la Musique Contemporaine, 160 p, 12 €
A paraître :
« Henri Dutilleux », par Pierre Gervasoni, Actes Sud, 1756 p., 49 € (sortie le 22 janvier)
A écouter :

Publié par Deutsche Grammophon, peu après le décès d’Henri Dutilleux, un coffret de 6 CD offre un panorama très complet de sa production avec des enregistrements signés Jean Martinon, Semyon Bychkov, Hans Graf, Esa-Pekka Salonen, Kurt Masur, Charles Dutoit, Alan Gilbert, Seiji Osawa, Lynn Harrel, Pierre Amoyal, Claire-Marie Le Guay, Geneviève Joy, le Quatuor Sine Nomine, etc.

 Photo de titre © Philippe Gontier
    

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