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Célia Oneto Bensaid au Festival de Menton 2025 – Histoires d’eau – Compte rendu

 Celia Oneto Bensaid était l’hôte du 76e Festival de Musique de Menton, qui la connaît bien puisque Paul-Emmanuel Thomas, directeur artistique depuis 2012, a déjà invité la pianiste en 2021, 2022 et 2023. D’une curiosité immense, elle est on le sait très impliquée depuis l’origine dans les projets de la Cité des Compositrices, l’association fondée par Héloïse Luzzati. Tout féminin et bâti autour du thème de l’eau, le programme qu’elle proposait au public mentonnais avait de quoi tenter les amateurs de raretés.

Radicale noirceur

 
Signées Marcelle de Manziarly (1899-1989), les Impressions de mer (1923) consistent en un triptyque au titre quelque peu trompeur. Strictement rien ici d'embruns s'enflammant sous le soleil ou de vagues dansant le long des golfes clairs. Mer d'encre. L’inspiration de la compositrice (d’origine ukrainienne, installée en France à 6 ans et marquée par l’enseignement de Nadia Boulanger) frappe par sa radicale noirceur, en particulier dans les deux premières parties (Lent et grave /Tranquille, sans hâte), et ne s’éclaircit, de façon toute relative, que dans la dernière (Rapide et joyeux). L’influence slave, celle de Moussorgski en particulier, domine une partition qui, dédaigneuse du pittoresque, traduit d’abord le mouvement intérieur d’une âme. Célia Oneto Bensaid le comprend, le fait sien, pour mieux le restituer d’une sonorité profonde, dense, mais sans lourdeur ni opacité : formidable découverte ! On  espère qu’un volume De Manziarly s’inscrira un jour au catalogue de La Boîte à Pépites ...

 

© Loïc Lafontaine / Ville de Menton

Vibration lumineuse
 
L’atmosphère s’éclaire avec Gondole de Jeanne Leleu (n° 9 du recueil En Italie (1), composé en 1926 durant le séjour de la compositrice, Grand Prix de Rome 1923, à la Villa Médicis). Douceur du balancement, tendreté des couleurs : le bonheur nonchalant de cette musique est saisi avec un charme fou, tout comme la fluidité et la vibration lumineuse de l’Aquarium (1932) de Fernande Decruck (1896-1954) qui lui fait suite. Eh non, Decruck n’a pas écrit que pour le saxophone !
 
Camille Pépin compte parmi les compositrices françaises les plus jouées aujourd'hui. Célia Oneto Bensaid n’a pas attendu ce succès pour la défendre avec conviction. Les deux jeunes femmes se connaissent depuis l’époque du Conservatoire et l’on se souvient que dès 2018 la pianiste avait pris part à un enregistrement de musique de chambre chez NoMadMusic. Ecrit pour le Concours Clara Haskil 2023, Iridescence-Glace témoigne certes de grandes exigences techniques (en matière de pédalisation entre autres) mais n’a absolument rien d’une « pièce de concours ». L’interprète accompagne la transformation de sa texture avec une large palette sonore, pour un résultat aussi magnétique qu’onirique ...

 

  © Loïc Lafontaine / Ville de Menton

 
Haïkus musicaux

 
L’attachement de Célia Oneto Bensaïd à l’univers de Marie Jaëll n’est pas nouveau non plus. On lui doit un enregistrement plein de feu du 1er Concerto sous la direction de Debora Waldman (couplé avec le 1er Concerto de Liszt – NoMadMusic). A l'automne sortira – nous venons tout juste de le découvrir – un album chambriste (2) réunissant la pianiste, Manon Galy, Léa Hennino et Héloïse Luzzati, dans le puissant Quatuor avec piano de 1875 en particulier. Un programme mené avec un total engagement, qui tombe à point nommé dans une discographie jusqu’ici axée sur la musique symphonique et le piano solo.
À Menton, le choix s’est porté sur les Jours pluvieux, que Célia Oneto Bensaid compare judicieusement à des haïkus musicaux. Loin de la virtuosité des concertos ou de Ce que l’on entend (cycle d’après la Divine Comédie) (3), ce recueil de dix miniatures, dont la plus longue ne dépasse pas deux minutes, révèle tout son suc poétique au fil d’une interprétation parfaitement caractérisée, de l’élan tempétueux de Vent et Pluie à la mélancolie des Roses flétries ou au prégnant On rêve de beau temps.

 

© Loïc Lafontaine / Ville de Menton

Prophétique 
 
Un triptyque ouvrait le programme, un autre le referme, désormais connu grâce au tout premier enregistrement qu’en a offert la pianiste à partir du manuscrit inédit (4) : Musique sur l’eau de Rita Strohl (1865-1941). Des commentateurs distraits ont pu qualifier cet ouvrage de debussyste ou ravélien, à ce "petit" détail près que, de 1903, il précède L’Isle joyeuse et les Images, les Miroirs et Gaspard de la nuit ... Expérience particulièrement troublante, pour qui a la chronologie du piano dit « impressionniste » à l’esprit, que l’écoute d’une musique fondée sur la gamme par ton, que l’on se place du point du vue harmonique ou celui de l’écriture pianistique. Forte d’un enregistrement et de nombreuses exécutions en public, Célia Oneto Bensaid s’y meut avec une totale aisance et une richesse de timbre (servie par un superbe Yamaha) qui soulignent la dimension prophétique, le terme n’a rien d’excessif, de l’ouvrage d’une les plus extraordinaires musiciennes françaises – si ce n'est la plus extraordinaire – révélées à ce jour par la Cité des Compositrices.
 
Un caractère visionnaire que vient confirmer la présence, en premier bis, de Ravel avec sa Barque sur l’océan. Quand au second, la 6e Etude de Philip Glass, il avive l’impatience de découvrir l’an prochain chez Mirare l’intégrale des études de l’Américain sous les doigts de Célia Oneto Bensaid.
 
Alain Cochard
 

 
Menton, Palais de l’Europe, 24 juillet 2025 // 76e Festival de Musique de Menton, jusqu’au 8 août : www.festival-musique-menton.fr/

(1) Un recueil de dix pièces dont on entend les nos 3, 4, 5 et 7, sous les doigts de Célia Oneto Bensaid, dans le volume Jeanne Leleu publié par La Boîte à Pépites (BAP 06)
 
(2) « Une quête d’infini » : Marie Jaëll, musique de chambre – Quatuor avec piano, Dans un rêve pour trio avec piano, Romance pour violon et piano, Ballade pour piano et violon – Sortie le 10 octobre. Notez que la parution de ce disque s’accompagnera d’un « Hommage à Marie Jaëll » aux Bouffes du Nord le 6 octobre : www.bouffesdunord.com/fr/la-saison/hommage-a-marie-jaell
 

 
(3) Ce que l’on entend a été enregistré intégralement, et magnifiquement !, par Célia Oneto Bensaid pour le label Présence Compositrices ( 1 CD PC 001)
 
(4) Les Musiques sur l’eau figurent dans le triple album La Boîte à Pépites consacré à la musique de chambre de Rita Strohl (BAP 07-09)
 
 Photo © Loïc Lafontaine / Ville de Menton

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