Journal
Ballet Preljocaj au Théâtre des Champs-Elysées – Le chant du corps – Compte-rendu
Décidément, Angelin Preljocaj ne ressemble à personne, et l’on retrouve avec délectation, depuis ses débuts, cette façon unique de donner à admirer les danseurs ou conter un sujet en le perçant à la chignole, mais surtout de faire ressentir les corps, le corps, dans ce qu’il a de plus imperceptible et de plus caché. De l’érotisme sombre, presque suintant, qui marqua certaines de ses œuvres, comme Liqueurs de Chair, ou le Casanova créé en 1998 à l’Opéra de Paris et dédié aux maladies maudites, à cette sensualité affinée qui imprègne aujourd’hui ses pièces, on suit un fil conducteur qui s’est resserré sur l’essentiel, avec une classe suprême.
Angelin Preljocaj © Julien Bengel
Passion absolue et gestique obsédante
Et voici une sorte de trilogie qui se centre sur ces émois organiques, « ivresse des abîmes, … fragilité extrême… ou tout bascule vers l’irrémédiable », a-t-il écrit un jour. Trilogie donc, qui, il faut le dire en premier, est magnifiée, traduite avec une passion absolue par une troupe superbe, qui a en elle, comme inoculée, la gestique obsédante du créateur. Car le Pavillon noir, à Aix en Provence, où Preljocaj a ses bases, est comme un laboratoire alchimique où le maître, non en chapeau pointu mais en baskets, avec son air si doux, concocte des mixtures enivrantes.
Annonciation © JC Carbonne
Histoire hallucinée
Elle s’ouvre sur une Annonciation créée en 1995, que l’on reçoit comme un coup de poing dans l’estomac, et plus encore la Vierge Marie, visitée par l’ange. Etat second pour ce duo ravageur, qui montre la douce jeune fille confrontée à un choc terrible, insondable, qui va dévorer son âme et ses entrailles où le Christ va prendre forme. L’idée, tout en entrelacs, avec la terrible arrivée de l’ange, sur fond de violences sonores comme la foudre, dues à Crystal Music, étant d’en faire un duo féminin, encore que face à Florence Jager en Marie, la silhouette plus que musculeuse de Clara Freschel, qui figure Gabriel (on n’ose dire incarne) pose question : et bonne question, car qui peut préjuger du sexe des anges ? C’est donc un duo improbable que conte cette histoire hallucinée, et la fait ressentir par la fusion des deux corps, l’un vierge, fragile mais bien charnel, l’autre irréel et terrible, en une série de mouvements-tableaux fascinants. On est troublé jusqu’au tréfonds, tandis que résonne, comme par touches, le lumineux Magnificat de Vivaldi.
Torpeur © JC Carbonne
Comme des algues mouvantes
Puis, retour à l’humain, trop humain, avec Torpeur (photo), créé cette année au Festival de Montpellier Danse, qui l’a coproduit. La pièce est tout simplement inouïe, d’une beauté et d’une sensualité indescriptibles. Un petit groupe, soutenu par le fond sonore de 79D commence par virevolter en un joyeux déchaînement d’énergie. Puis tout, peu à peu, se calme, ou plutôt se met à résonner autrement. Les danseurs, pas à pas, s’arrêtent sur eux-mêmes et sur les autres, les touchent alors qu’avant ils se portaient, se dégagent des concepts de danse et de mouvement expressif pour ne plus être que pulsions intimes, bras élevés doucement et qui retombent comme vidés de leur sens. Ils se déshabillent et se rejoignent, à la fois proches et étrangers, sans que jamais quoi que ce soit de choquant n’émerge de ces caresses et fusions, de ces quêtes de sensations diffuses qui finissent par déborder leur individualité. La lenteur prédomine avec une fluidité envoûtante, sans jamais lasser, les corps chantent leur intimité et quelques tableaux- où l’on retrouve les merveilleuses compositions de l’un des chefs d’œuvre du chorégraphe, La Fresque - montrent à quel point Preljocaj sait concevoir ses ensembles comme des algues mouvantes, perdues dans un flot. Prodigieux.
Noces © JC Carbonne
Vitalité frénétique
Enfin, avec Noces, moins exceptionnel, daté de 1989, on retourne à une gestique débridée, enflammée, brutale. La vitalité frénétique qui émane de la partition de Stravinski, sur laquelle Nijinska puis Béjart firent des créations mémorables, est ici portée à son comble par les cinq couples en scène, qui bondissent sans fin ou se cassent suivant les syncopes de cette musique sauvage, mais si sophistiquée. On est loin de la puissance suggestive du Sacre du Printemps, qui mène à un climax, car dans Noces, tout semble piétiner et ne tourner que sur une énergie débridée, quasi hystérique, avant que tout ne s’affaisse, et ne soit consommé, presque dans l’indifférence. Il y a là des bonds fracassants, des instants qui donnent le vertige, encore que la version choisie, due aux Percussions de Strasbourg, avec le Chœur contemporain d’Aix-en-Provence dirigés par Roland Hayrabedian, force un peu le trait, lequel est déjà suffisamment enfoncé. Mais quel contraste avec Torpeur et quel retour sur terre ! Le corps a tant parlé dans ces trois descentes en lui-même !
Jacqueline Thuilleux
Ballet Preljocaj – Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 1er décembre ; prochaine représentations le 3 décembre 2023 (à 17h.) // www.theatrechampselysees.fr/saison-2023-2024/danse/ballet-preljocaj-3
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