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Andris Nelsons dirige Tristan et Isolde au TCE - Poème d’ombre et de feu - Compte-rendu

Prélude du Troisième Acte : le violoncelle solo entonne son chant avec une mesure d’avance, la baguette d’Andris Nelsons s’abat comme un couperet, recadrant tout son Orchestre de Birmingham. L’incident prouve la fragilité voulue, nécessaire, du jeune chef letton (33 ans) qui ne veut ni battre la mesure, sinon à l’occasion pour resserrer le mouvement ou l’étendre, ni donner un départ, sinon pour un soulignement, ou pour le différer légèrement.

Car ce que veut Nelsons, c’est avant tout la musique, et dans la musique, tout à la fois l’urgence, la folie, mais aussi les arrêts, les silences, l’ombre. Pour Tristan qui défait sans cesse la barre de mesure, pour son orchestre qui enjambe ou se fixe, on atteint à une sorte d’idéal. Soudain, l’orchestre respire comme les chanteurs, il n’y a plus qu’une immense symphonie, un mouvement unique où tout se meut ensemble. On avait déjà connu cette sensation jadis avec Karajan, on l’avait retrouvée, plus minérale, plus implacable avec Salonen, la voici à nouveau métamorphosée pour un infini poème d’ombre et de feu.

On est saisi, ballotté, comme laissé sur le rivage après un naufrage à chaque fin d’acte. La salle d’ailleurs est silencieuse comme une tombe ; le public concentré, plus un tousseur. Nous sommes tous aspirés par Tristan, nous devenons Tristan. Mais malgré l’hypnose, on comprend tout de même la lecture radicale que propose Nelsons : jamais l’orchestre de Tristan n’aura sonné aussi clairement visionnaire de la Seconde Ecole de Vienne, surtout au II. La nuit étoilée qui enrobe le grand appel de Brangäne est comme un claustra sécessionniste, la clarinette basse qui hurle la douleur de Mark fait un contrechant que Schönberg ou Berg n’auraient pas renié ; le décor sonore est un acteur majeur de la dramaturgie. Dès lors plus besoin de voir un spectacle puisque qu’on nous contraint à le rêver. Littéralement, l’oreille voit.

Fascinant, épuisant aussi, on est à bout de force lorsque, au III, monte le tsunami gigantesque de l’hallucination de Tristan à Kareol croyant voir le bateau d’Isolde. Quel moment, quelle crête ; comment ne pas s’y noyer ?

Faisons court, abandonnant la métaphore : Andris Nelsons est un génie. On entend bien les réserves que chacun fait devant sa jeunesse. Mais on répondra simplement qu’à trente ans Karajan était déjà entièrement singulier et « réalisé ».

Portés par cette vision, les chanteurs se subliment. Images inversées dans le miroir, l’Isolde de haute volée de Lioba Braun, ironique et meurtrière au I, éperdue, ivre au II, est plus sombre de timbre que la Brangäne inquiète, tendre, lumineuse de Christianne Stotijn dont le chant moiré nous rappelle celui d’Yvonne Minton. Elles sont toutes les deux mezzo, longtemps Braun à d’ailleurs chanté Brangäne qui lui valut son premier triomphe à Bayreuth voici presque dix ans. Brett Polegato dessine de son baryton mordant un Kurwenal singulièrement en arme, ami fidèle certes, mais d’abord vassal voué au fer et au sang, Matthew Best chante son inoxydable Roi Marke, noble sans affectation, simple, dépouillé, et il semble que le rôle l’ait cette fois complètement métamorphosé jusque dans sa voix, plus intense, plus profuse en harmoniques, vraie basse enfin. Benedict Nelson a le timbre parfait du traître, quel Melot ! Un mot de lui le rend coupable, vraie voix d’assassin. Et Ben Johnson timonier rêveur, le timbre dans les gréements, ou pâtre désolé, quel art, quelle musique !
Mais Tristan c’est Tristan, et aujourd’hui Tristan c’est Stephen Gould ! La puissance dans le contrôle, les mots qui tuent, la ligne surtout, la ligne étendue, immense, infinie, contenant des réserves de couleurs, de sentiments, de puissance, qu’on sent inépuisables. Il emporte le III, il nous vide, on est épuisé comme après l’amour. Wagner n’aurait pas demandé plus.
Soirée stupéfiante.

Jean-Charles Hoffelé

Wagner : Tristan und Isolde (version de concert)
Paris, Théâtre des Champs-Élysées, le 11 mars 2012
(Soirée enregistrée par France Musique, diffusion le 2 juin 2012 à 19h30)

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Photo : DR
 

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