Journal

​ 35e Festival de Saint-Michel-en-Thiérache – Figures mariales du baroque – Compte-rendu

Après les rendez-vous en ligne de l'édition 2020 (1) : soutien aux artistes et affirmation d'une continuité musicale même en temps de pandémie, Saint-Michel-en-Thiérache a retrouvé son public à raison de deux concerts chaque dimanche, au lieu de trois. L'impossibilité de la rencontre avec les musiciens, lien traditionnel entre les concerts de l'après-midi, a imposé de ne maintenir que celui de 15 h 30. Ouverte le 6 juin avec Les Musiciens de Saint-Julien de François Lazarevitch et L'Arpegiatta de Christina Pluhar, avec Philippe Jaroussky – du fait de la jauge alors à 35%, un avant-concert en forme de générale a pu être organisé afin d'accueillir un plus vaste public –, et après avoir reçu La Risonanza de Fabio Bonizzoni et Le Concert de la Loge de Julien Chauvin (20 juin), Les Traversées Baroques d'Étienne Meyer et Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre (le 27), cette riche 35édition du Festival, toujours en partenariat avec France Musique, se refermera le 4 juillet avec Les Arts Florissants, Erik Orsenna et Paul Agnew : autour de Jean de la Fontaine, haute figure de l'Aisne généreusement fêtée cette année.
 

Ensemble Les Meslanges (Nicolas Bucher au centre) © Robert Lefèvre
 
Deux univers d'esthétiques et de sensibilités différentes étaient à l'affiche le 13 juin, sous le signe commun des Figures mariales du baroque. Après s'être consacré au temps de Titelouze, avant et après la récente redécouverte de ses Messes : Paraty a publié en 2020 le vol. 2 de leur enregistrement, François Ménissier jouant l'orgue de Champcueil (2), puis à François Couperin : aux claviers Jean-Luc Ho, tant au concert (3) qu'au disque (au sein de l'intégrale de l'œuvre de clavecin par Bertrand Cuiller, Harmonia Mundi), enfin à Nicolas de Grigny : la Messe, également avec Jean-Luc Ho, en concert (4), l'Ensemble Les Meslanges dirigé par Thomas Van Essen et Volny Hostiou proposait en fin de matinée une évocation du Magnificat aux XVIIet XVIIIsiècles, programme spécialement conçu pour le Festival. À l'orgue Boizard (1714) : Nicolas Bucher, directeur du Centre de Musique baroque de Versailles.
 
 Un Magnificat d'Henry Dumont ouvrait ce florilège, Cécile Dalmon (second dessus) et Anne-Lou Bissières (bas-dessus) alternant en tribune avec Thomas Van Essen (taille) et Myriam Arbouz (premier dessus) à la croisée – au serpent Volny Hostiou, à la basse de viole Sylvia Abramowicz. Un Salve Regina de M.-A. Charpentier (en miroir, par anticipation, du programme italien de l'après-midi) permit d'entendre Thomas Van Essen en soliste, chant expressif et incarné sous-tendu par viole et orgue positif du chœur, touché par Élisabeth Joyé. S'ensuivit un Motet de Clérambault, voix et serpent en tribune, avec le grand orgue, puis l'autre versant du Livre de Grigny : Hymne Ave maris stella. Après l'intonation dans le chœur (taille), l'alternance fit entendre une grande diversité de dispositions vocales – plain-chant en faux-bourdons de Jean de Bournonville (1585-1632). À l'orgue des pages somptueuses, bien sûr, dont un irrésistible Duo sur grande et petite tierces, ou le Dialogue final, évoluant sur les quatre claviers du Boizard. Rappelons que Nicolas Bucher a gravé une intégrale Grigny à l'orgue Carouge-Garnier de La Chaise-Dieu, double CD Hortus, 2020 : Écrire le temps, avec l'Ensemble Gilles Binchois et Dominique Vellard.
 

L'orgue Boizard de l’abbatiale de Saint-Michel-en-Thiérache © Mirou
 
La suite fut pour beaucoup une passionnante découverte. Tout d'abord un remarquable, d'ampleur et de complexité et plus encore de beauté, Cantique de la Sainte Vierge à trois dessus « Magnificat » provenant d'un recueil tardif (5) de Jean-François Lalouette (1651-1728), qui succéda à Campra comme maître de chapelle à Notre-Dame de Paris. D'une exigeante virtuosité pour les voix et la viole, cette œuvre splendide et fort impressionnante fut particulièrement mise en valeur par la complémentarité des timbres, idéalement individualisés, des trois dessus. Thomas Van Essen rêve de pouvoir un jour aborder le Requiem du même Lalouette… Un ultime Magnificat refermait ce programme, à presque un siècle de distance de Grigny, celui, du 6ton (1784-1785), de Jean-Jacques Beauvarlet-Charpentier (1734-1794), longtemps décrié tel un artisan de la décadence du style classique. Moins d'élévation, assurément !, beaucoup de fantaisie et, tout simplement, un changement d'époque (Beethoven a déjà quinze ans). Et le tempérament Rameau du Boizard de témoigner de quelques tiraillements, entre œuvre et instrument, en particulier sur le grand plein-jeu, beaucoup moins, naturellement, dans les petites formes galantes (duos, fantaisie sur les flûtes…). Continuité, sur fond d'évolution du goût, d'une pratique alors toujours vivace : le choix pour l'alternance se porta sur des polyphonies d'Artus Aux-Cousteaux (1590-1654), bien antérieures et, de prime abord, stylistiquement « opposées », puis de plus en plus étrangement en harmonie, pour une complémentarité finalement sans hiatus. Les pages d'orgue de Beauvarlet firent entendre des registrations souvent autres que celles des classiques, l'énergie et le caractère direct de cette musique pétillant sous les doigts de Nicolas Bucher, ovationné à sa descente de la tribune.
 
 

Boris Begelman, Emöke Baráth, Andrea Buccarella © Mirou

Les œuvres vocales temporellement plus resserrées du second concert, à tous égards exceptionnel, furent ponctuées de deux moments instrumentaux contrastés, l'un évoquant le nord, l'autre le sud de l'Italie. Ensemble à effectif des plus mouvants, ici en petite mais brillantissime formation (deux violons, alto, violoncelle, contrebasse et orgue), Il Pomo d'Oro était dirigé depuis le clavier (positif Thomas de 2012 – autre instrument que celui du matin) par Andrea Buccarella, musicien romain aux multiples talents de chef et de claviériste (orgue, clavecin, pianoforte – et premier Italien à avoir remporté le Concours de Bruges). Sa discographie en témoigne, de son périple à travers l'histoire de la Toccata (Ricercar) à ses albums essentiellement napolitains Dies irae et Stabat Mater (Deutsche Harmonia Mundi) gravés avec son propre ensemble Abchordis, en passant par Cieco d'amor avec le baryton Sergio Foresti (airs composés pour Giuseppe Maria Boschi, Challenge Classics, 2021) ou sa participation (clavecin et pianoforte) au Sentimental Journey de Paolo Pandolfo (Sonates pour viole de gambe de Carl Friedrich Abel, Glossa, 2021). Aux instruments répondait une voix, une seule, mais quelle voix ! : la soprano hongroise Emőke Baráth (qui avec Il Pomo d'Oro a signé chez Erato un album Barbara Strozzi), d'une présence et d'une aisance vocales aussi prodigieuses que d'une émouvante simplicité, merveilleuse musicienne intensément investie.
 
Le jeune Haendel en ses années romaines ouvrait le feu : Haec est Regina Virginum HWV 235 et Salve Regina HWV 241 : chant stylistiquement pur et mystiquement sensuel, l'attention portée aux mots par la soprano lui permettant de caractériser chaque section – virtuose et frémissant Eia, ergo avec orgue et violon quasi concertants. Premier intermède instrumental : Sinfonia en fa majeur tripartite d'Aniello Santangelo (1737-1771), maître de violon au Conservatorio della Pietà dei Turchini de Naples. Inventivité et enchantement de chaque instant, portés par un violon principal de grand style : le violoniste russe Boris Begelman, virtuose et musicien chaleureusement accompli auquel on doit déjà une intégrale des Sonates et Partitas pour violon seul de Bach, mais aussi, entre autres, un choix de Sonates de Telemann (Deutsche Harmonia Mundi).
  
Signé Leonardo Leo (1694-1744) et en plusieurs mouvements, un deuxième Salve Regina fit grande impression : vocalité étourdissante sous-tendue d'affects musicalement marqués, induisant une relation profonde et spirituelle entre texte et musique. Emőke Baráth (photo) y excella, notamment dans les chromatismes dolents et très expressifs de la fin de l'œuvre. En guise de transition et de respiration avant l'ultime Salve Regina, empreint lui aussi d'un même puissant dolorisme, les instrumentistes offrirent un revigorant Concerto pour violon et orgue RV 808 de Vivaldi, quand bien même la main droite (concertante) de l'organiste, du fait d'un instrument bien sonnant mais modeste, avait dans les mouvements vifs quelque peine à égaler, en termes de simple dynamique, la projection conquérante du violon, l'onctueuse douceur du Largo médian offrant un équilibre plus favorable. De Pergolèse était l'ultime Salve Regina, celui en ut mineur. Au puissant dolorisme évoqué (Salve initial) fait suite une soudaine et véhémente irruption de l'imploration, la pièce rebasculant dans l'affliction en manière de contraste. Nouvel Eia, ergo dans lequel le ton tragique s'allège, lyrisme grave de l'Et Jesum, jusqu'au relatif apaisement du O clemens, o pia de conclusion : nul doute, l'univers de Pergolèse, par-delà la pure séduction, est d'une éloquence et d'une portée dramatique, d'une force et d'un impact inouïs dès lors que lui redonne vie, dans la grandeur et la sobriété, une musicienne de l'envergure d'Emőke Baráth.
 
Michel Roubinet

13 juin 2021, abbatiale de Saint-Michel-en-Thiérache (Aisne) //  
www.festival-saint-michel.fr
 
 
(1www.concertclassic.com/article/34eme-festival-de-saint-michel-en-thierache-une-presence-et-un-lien-preserves-grace-au
 
(2lesmeslanges.org/les-messes-retrouvees-de-jehan-titelouze-vol2/
 
(3www.concertclassic.com/article/festival-de-la-chaise-dieu-2018-leurope-musicale-compte-rendu
 
(4www.concertclassic.com/article/jean-luc-ho-les-meslanges-et-olivier-bettens-saint-germain-des-pres-moment-de-grace
 
(5philidor.cmbv.fr/Publications/Catalogues-de-genre/Catalogue-du-petit-motet-imprime-en-France-1647-1789/Recueils/LALOUETTE-Jean-Francois-1651-1728-MOTETS-A-1-2-ET-3-VOIX-PAR-MR-LALOUETTE-I/(language)/fre-FR/(from)/search

Photo © Mirou

Partager par emailImprimer

Derniers articles