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23ème Festival Bach en Combrailles – Excellence musicale et ruralité – Compte-rendu

 Cette première édition de Bach en Combrailles libre de contraintes sanitaires laisse présager un bilan très positif. Si nombre de fidèles de ce festival majeur, adoubé par la Neue Bachgesellschaft de Leipzig et seul et unique festival Bach de France, sont revenus comme chaque année, on perçoit aussi un net renouvellement du public de cette manifestation itinérante alliant excellence musicale et ruralité, attachée à sa mission originelle de mise en valeur du territoire des Combrailles, durant le Festival et en dehors.
 

Vincent Morel © Max Gonzalez
 
Une programmation dense et imaginative
 
Pour cette 23èe édition, Vincent Morel, nommé directeur artistique en 2016 – il est aussi, depuis avril dernier et à la suite de Jean-Philippe Collard, directeur général et artistique des Flâneries Musicales de Reims – a veillé au rythme, à la respiration et à l'enchaînement musical (et géographique – indispensable mobilité des festivaliers) de chaque concert ou rencontre, sa programmation se révélant aussi dense et imaginative que de coutume : treize concerts, six auditions d'orgue, quatre cafés-Bach, une conférence. Une journée type enchaîne un café-Bach en matinée, une audition d'orgue à midi, un concert dans l'après-midi, un autre en soirée. (Initiés lors de précédentes éditions, les concerts en seconde partie de soirée n'ont pas été repris.) Réparti sur une semaine, le Festival s'ouvre et se referme avec tout l'apparat de grandes formations baroques, ainsi en 2022 Sébastien Daucé et son Ensemble Correspondances en ouverture (Membra Jesu Nostri BuxWV 75 de Buxtehude, Cantate BWV 106 Actus tragicus de Bach) ; Lionel Meunier et Vox Luminis en clôture (quarante musiciens, ce n'est pas rien pour la logistique d'un « festival rural » !), la semaine se refermant sur le Magnificat BWV 243 de Bach.
 

L'Escadron Volant de la Reine © DR

 
Farouche et poétique énergie

 
Au cœur de la programmation, deux autres concerts mêlaient voix et instruments : « Londres 1765 à la Bach-Abel Society » par l'Ensemble Les Ombres, en la grande église d'Herment, puis, le lendemain et dans un lieu où le Festival se rendait pour la première fois : l'abbatiale Saint-Pierre de Mozac, aux portes de Riom et dont la belle acoustique vaut invitation à revenir lors d'une prochaine édition, L'Escadron Volant de la Reine, du nom des dames de compagnies de Catherine de Médicis. Né à l'instigation du violoncelliste Antoine Touche, qui impulse une farouche et poétique énergie à ses musiciens, l'ensemble ici en grande formation est déjà venu plusieurs fois en Combrailles, sous différents formats, bénéficiant dès ses débuts de la confiance du Festival.

 
Oncles et cousins

 
Johann Sebastian Bach, l'arbre qui cache la forêt de sa propre lignée ? On sait en fait de longue date les qualités musicales des oncles et autres cousins du Cantor de Leipzig, mais les faire entendre, et avec quelle splendeur !, c'est encore mieux. Johann Christoph Bach (1642-1703), mort l'année où Bach fut nommé à l'orgue Wender d'Arnstadt, alors tout juste achevé et dont Pontaumur possède, depuis 2004, une copie à l'identique, ouvrait le concert avec un bouleversant motet, voix et orgue positif, dont les deuxième et troisième strophes vinrent ponctuer, « en coulisse » et a cappella, les autres œuvres du programme. J.S. Bach était représenté par deux Cantates de 1724. Nun komm der Heiden Heiland BWV 62 fait la part belle aux voix masculines : Davy Cornillot, admirable de chaleureuse décence et de souple virtuosité, purement musicale, dans un air de ténor hérissé d'écarts redoutables, à cette tessiture escarpée n'en répondant pas moins une suprême continuité de la phrase ; Étienne Bazola, dont l'air de basse tout de hardiesse ornementale fut projeté avec puissance et générosité. Soprano et alto – Eugénie Lefebre et Corinne Bahuaud – n'interviennent que dans un double récitatif, les quatre solistes étant réunis dans le choral final, chœur idéal.
 
De Johann Christoph Bach suivirent un solo de violon – présence solaire de Marie Rouquié, virtuose aguerrie étrangère à tout effet, quintessence musicale – et un air de soprano de la Cantate Meine Freundin, du bist schön, Ciaccona avec violon obligé non moins virtuose : une pure merveille que cette rencontre des deux voix dans un contexte « léger » respirant le bonheur d'une cantate de mariage (Sanne Deprettere y troquait la contrebasse pour la viole de gambe). De Johann Bernhard Bach (1676-1749), le plus proche contemporain de Bach dans ce programme spécialement conçu pour Bach en Combrailles et donné en première audition, resplendit ensuite une Ouverture pour orchestre (ici instrumentée à deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, deux hautbois, basson) n'ayant pas à rougir devant les œuvres de même nature du Cantor. Somptueuse ouverture à la française et danses de rigueur, avec d'ébouriffantes sections concertantes pour clavecin puis orgue : Clément Geoffroy, mais aussi pour flûte, par le bassoniste Niels Coppalle, élargissant ainsi la palette de l'ensemble. La Cantate Ach Herr, mich armen Sünder BWV 135 fit de nouveau resplendir les voix masculines – on imagine que Bach disposait en 1724 d'un ténor d'exception !, hautbois et basson jouant un rôle essentiel. Johann Michael Bach (1648-1694) refermait le concert avec le motet Halt, was du hast et son touchant Gute Nacht – « bonne nuit ».
 

 Jadran Duncumb © Mirou

Premier récital en France
 
Aux soirées d'apparat instrumental et vocal répondaient en un subtil équilibre des concerts solistes musicalement tout aussi « impressionnants ». Celui du jeudi après-midi avait lieu en l'église perchée de Miremont, théâtre en 1999 du tout premier concert de l'histoire du Festival : trois Suites pour violoncelle de Bach par Wieland Kuijken. Cette année, un autre univers fut évoqué, à l'occasion du premier concert en France du luthiste anglo-croate Jadran Duncumb (1) – la période caniculaire imposant un réaccord fréquent des cordes en boyau (l'instrument double compte quelque vingt-cinq clés…). Ennemond Gaultier (1575-1651), l'un des pères du luth européen, ouvrait ce récital intimiste d'une vive séduction, suivi de Bach : Suites BWV 1006a et BWV 995 (d'après la Suite n°5 pour violoncelle), Prélude, Fugue et Allegro BWV 998. La musique de Bach est la plus adaptable qui soit, passant d'un instrument à l'autre sans perdre de sa substance musicale, phénomène qui ne laisse chaque fois d'éblouir. Quelle différence cependant, pour un même texte, entre corde pincée et corde frottée, la dynamique de la première donnant une sensation de flux-reflux sans équivalent. S'y ajoute sous les doigts de Jadran Duncumb un tempo très souple, véritablement libre, magnifiant ce temps de la vibration et de la résonance propre au principe sonore de l'instrument. Un merveilleux moment, exigeant une écoute très particulière.
 

Barthold Kuijken et Jean-Christophe Dijoux © BeC
 
Un autre membre de la fratrie Kuijken était à l'honneur au Montel-de-Gelat : le flûtiste Barthold Kuijken, avec Jean-Christophe Dijoux, relativement rare en France (sa carrière rayonne depuis l'Allemagne), touchant un clavecin Joël Katz (Amsterdam, 1997). Francophone à l'éloquence parfaite, Barthold Kuijken présentait les œuvres, des plus variées pour les deux instruments sur le plan de l'écriture : trois pour traverso – flûte en bois naturellement dépourvue de clés, ici d'une sonorité riche et onctueuse, vive et « percutante », admirable vecteur du beau chant baroque – et clavecin ; une pour flûte seule. Et Barthold Kuijken d'évoquer le flûtiste anonyme, mais d'exception, dont Bach dut disposer à Leipzig dans les années 1720 et pour lequel furent écrits la Sonate BWV 1034 avec basse continue et le Solo pour la flute traversière BWV 1013. Ce dernier permit d'entendre « à découvert » la magie du travail et de la maîtrise du souffle, sur l'entière tessiture du traverso et plus encore appréciable dans le bas médium et le grave – mille détails qui se fondent, à l'écoute des autres pièces, dans le riche apport du clavecin. Qui d'ailleurs est le premier nommé dans les Sonates BWV 1032 et 1030 « pour clavecin et flûte obligée » : ni figuration ou simple accompagnateur mais partenaire de même rang, fervent et inspiré sous les doigts de Jean-Christophe Dijoux. Une partie du Vivace initial de la première nommée étant perdue, le flûtiste l'a restituée, admirablement : il faut du talent – si convaincant que l'on serait en peine, à l'écoute, de dire quelle partie manquait ! – pour oser restituer une œuvre du Cantor incomplètement transmise. On y gagne un splendide triptyque qui sinon serait laissé de côté, naturellement en première audition à Bach en Combrailles. Barthold Kuijken ou le souffle fait musique.
 

Benjamin Alard © Thiallier
 
Opulent récital

 
Un grand récital de clavecin est de rigueur au Festival. C'est Benjamin Alard (photo) qui cette année était convié, en l'église de Villossanges, sur le deux claviers superlatif construit en 2016 par Frédéric Bertrand pour le 50ème anniversaire du Festival de La Chaise-Dieu, où il est conservé (2). Intitulé Amsterdam – Londres – Paris – Leipzig, 1711-1741, ce programme de géant(s) fait écho à l'œuvre intégrale pour clavier de Bach (orgue, clavecin, clavecin à pédalier, clavicorde, claviorganum) que le musicien grave au fil des ans pour Harmonia Mundi, où il intègre nombre de pièces de prédécesseurs et contemporains de Bach. L'idée directrice, exposée par le musicien présentant les œuvres par groupes, est la transmission de la musique à cette époque, via l'édition notamment, ce qu'illustrent les villes de l'intitulé. Une manière d'évoquer la connaissance que Bach avait de son temps, des styles et procédés d'écriture qu'il fit siens avec un incomparable génie. À plusieurs Sonates de Scarlatti répondaient deux Variations des Goldberg où Bach use avec panache du croisement de mains… emprunté au Napolitain. Au centre de l'édition qu'était Londres répondit la Suite n°7 HWV 432 de Haendel, celle qui se referme sur la fameuse et audacieuse Passacaille – virtuose accompli, Benjamin Alard y prit tous les risques avec un panache étourdissant ; à celui de Paris répondait Rameau, Amsterdam (alors haut lieu du piratage éditorial… au bénéfice de la diffusion musicale) évoquant Vivaldi : splendide Concerto BWV 978 transcrit d'une œuvre du Prêtre roux. Un cycle majeur de Bach refermait ce récital monumental, d'une réelle opulence : la Partita n°4 BWV 828, la virtuosité requise s'y doublant d'une magistrale mise en œuvre des silences – suspensions-interrogations de la Sarabande, tel un véritable questionnement musical rehaussant l'équilibre interne du cycle.
 

Clément Geofffroy © Thiallier
 
L'orgue François Delhumeau de Pontaumur (3) fut naturellement mis à l'honneur, tout d'abord lors des auditions de midi : Joseph Rassam, Emmanuel Arakélian, Lucile Dollat, Clément Geoffroy, Sarah Kim et Marion André. Entendu la veille à Mozac au clavecin et à l'orgue positif, Clément Geoffroy s'intéressa aux prédécesseurs de Bach, Sweelinck (« le faiseur d'organistes ») et Scheidt, programme virevoltant nourri de mélodies populaires et de danse tout en mettant en valeur la palette de l'orgue avec tonicité et poésie. Sarah Kim, avant tout concentrée sur l'acuité rythmique de Bach, offrit la Toccata, Adagio et Fugue BWV 564, la Sonate en trio n°3 BWV 527, sous ses doigts plus dynamique que lyrique, enfin la fameuse Fugue « à la gigue » BWV 577, au mouvement implacable (et redoutable !), la force progressive de l'orgue conduisant à une véritable apothéose du rythme et des timbres.
 

L'orgue de Pontaumur © Mirou
 
En attendant le grand relevage
 
Pas au meilleur de sa forme mais en définitive d'une fiabilité sans faille grâce à la présence assidue de Denis Marconnet, facteur qui entretien l'instrument, l'orgue fut aussi le protagoniste d'un grand concert en soirée, avec une première au Festival : l'intégrale de l'Orgelbüchlein, soit les quarante-cinq chorals du « Petit Livre d'orgue ». Les faiblesses actuelles de l'orgue furent oubliées tant Anne-Gaëlle Chanon – pour qui cette intégrale en concert était aussi une première – l'utilisa de façon souveraine : elle sut varier pour chaque pièce (un vrai défi) une registration évaluée au plus juste et magnifier la palette par une incroyable inventivité, donnant vie aux affects si contrastés du cycle – véhémence, poésie, suspension du temps, dolorisme (O Mensch, bewein dein Sünde groß d'une bouleversante profondeur), figuralisme, etc. Enchaînés par groupes sans solution de continuité, les Chorals alternaient avec des textes de Marie Noël (1883-1967), poétesse et philosophe à la foi aussi ancrée que ses doutes et conflits intérieurs (4), évoquée à travers une composante de son œuvre, d'esprit positivement populaire. Les poèmes furent dits avec grandeur et simplicité par Alain Carré, introduisant en un juste parallélisme les différents moments de l'année liturgique illustrés par Bach. Certaines mélodies, travaillées le matin même lors du Café-Bach – Atelier choral, furent entonnées lors du concert par une (petite) partie de l'assistance, sous la houlette de Blaise Plumettaz, créateur du Chœur Régional d’Auvergne : une tentative de récréer l'atmosphère luthérienne orgue et voix au temps de Bach, même si Pontaumur n'est pas Masevaux !, le choral, dans l'ADN du public alsacien, emplissant spontanément la grande nef de Saint-Martin à chaque édition du Festival… C'est l'intention qui compte, et le terme « prélude de choral » prit soudainement tout son sens.
 
Bonne nouvelle : si tout va bien, les travaux de l'orgue devraient commencer à l'automne, Denis Marconnet étant en charge de l'aspect structurel, cependant que Jean-Marie Tricoteaux, maître universellement reconnu en la matière, se chargera de l'harmonisation de l'instrument. Rendez-vous en 2023 pour apprécier le résultat de ce grand relevage, puis l'année suivante pour fêter les vingt ans de cette copie de l'orgue Bach d'Arnstadt.
 
 
Michel Roubinet

Festival Bach en Combrailles (Puy-de-Dôme), du 8 au 13 août 2022 – concerts des 10, 11 et 12 août
www.bachencombrailles.com

(1)  Premier récital un France d’un artiste dont les discophiles ont déjà pu découvrir une remarquable intégrale de l’œuvre pour luth de Bach parue chez Audax 1 CD ADX 13728 : www.audax-records.fr/adx13728
 
(2) www.concertclassic.com/article/festival-de-la-chaise-dieu-2018-leurope-musicale-compte-rendu
 
(3www.bachencombrailles.com/orgue/presentation/
     www.concertclassic.com/article/festival-bach-en-combrailles-un-pont-musical-entre-thuringe-et-auvergne-compte-rendu
 
(4) Un documentaire particulièrement éclairant sur Marie Noël a été diffusé sur France 2 le 15 août 2022
www.lejourduseigneur.com/videos/marie-noel-1883-1967-aimer-toujours-portrait-dune-ame-2837
 
 
Photo © Bernard Martinez

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