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Festival Bach en Combrailles – Un pont musical entre Thuringe et Auvergne – Compte-rendu

Qui aurait jamais imaginé que les Combrailles, plus précisément la Haute-Combraille – qu'il faut, honnêtement, déjà situer sur la carte : au nord-ouest du département du Puy-de-Dôme – pourraient un jour devenir un haut lieu d'hommage au Cantor de Leipzig, telle une enclave de Thuringe sur la marche occidentale de l'Auvergne ? De Thuringe car la petite ville de Pontaumur abrite une copie exacte du premier orgue dont J.S. Bach, à l'orée du XVIIIe siècle, fut titulaire à la Neue Kirche d'Arnstadt (tout près d'Eisenach, sa ville natale), dénommée Bachkirche depuis 1935. L'histoire commence en 1998 avec la création par le personnage central et visionnaire de cette aventure hors normes, Jean-Marc Thiallier, vétérinaire, organiste et passionné de Bach, de l'association Jean-Sébastien Bach en Combrailles.
 
Le projet, double et ambitieux, est alors de créer un festival Bach autour d'un orgue neuf – dont l'église de Pontaumur est encore dépourvue et qu'il faudra financer : le choix esthétique se porte sur le Johann Friedrich Wender de 1703 de la Bachkirche d'Arnstadt (22 jeux sur deux claviers et pédalier) tel que scrupuleusement reconstruit par Otto Hoffmann (Ostheim vor der Rhön, Basse-Franconie/Bavière) en 1997-1999, l'orgue de Bach ayant été maintes fois transformé (et complété en 1913, sur la tribune inférieure, sans tuyaux apparents, d'un second instrument indépendant de 55 jeux, symphonique et signé Steinmeyer, également restauré par Hoffmann).
Si la première édition du Festival eut lieu dès 1999, il fallut attendre le 31 janvier 2004 pour que l'orgue de Pontaumur (photo), construit à l'identique par François Delhumeau, facteur installé à La Chaussade, en Creuse, et harmonisé par l'Orgelbaumeister Bernd Kühnel, spécialiste de la facture baroque d'Allemagne moyenne, soit inauguré par Gottfried Preller (Arnstadt) et Marie-Claire Alain (somptueuse !) – concert enregistré et publié en CD, lequel permet, dans un court extrait de Buxtehude, d'entendre Jean-Marc Thiallier, tragiquement disparu cette même année 2004. Projet musical et mission furent poursuivis avec une ferveur redoublée par son entourage, , le chef et claveciniste Patrick Ayrton devenant alors directeur artistique du Festival, avec le prestigieux soutien de la Neue Bachgesellschaft de Leipzig, dont la branche française, très investie et présente au Festival Bach en Combrailles, est présidée par Rudolf Klemm (1). Depuis 2006, la semaine proprement dite du Festival est précédée d'une Académie d'orgue (2) conduite par Helga Schauerte-Maubouet, qui a gravé deux volumes de son intégrale Bach (Syrius) sur les orgues jumeaux d'Arnstadt et de Pontaumur.
 
Le rythme du Festival, durant six journées consécutives, est immuable – avec en clôture la Passion selon saint Jean de Bach, à la suite de celle selon saint Matthieu en 2014, pour les 15 ans du Festival. À 12 heures, audition (gratuite) sur l'orgue Delhumeau de Pontaumur, série refermée cette année par Vincent Morel puis Olivier Houette (Clicquot de Poitiers), suivie de deux rendez-vous, à 16 heures et 21 heures, l'ensemble offrant une diversité particulièrement séduisante, sans la moindre redondance. L'audition des stagiaires de l'Académie ouvrait l'édition 2015, le lundi 10 août, suivie en l'église de Villosanges d'une conférence de Gilles Cantagrel préparant au concert du soir, à Pontgibaud : Cantates de Bach pour le Conseil municipal de Leipzig, par l'Ensemble Unisoni de Nicolas Bucher – la programmation, bien que centrée sur Pontaumur, ayant également vocation à faire découvrir le remarquable patrimoine de la Haute-Combraille, riche en édifices romans d'une singulière beauté.
 

Rudolf Lutz © DR
 
« L'art de jouer ex tempore » : ainsi s'intitulait le récital donné le mardi sur l'orgue de Pontaumur par Rudolf Lutz (Schola Cantorum de Bâle), déjà applaudi à Toulouse les Orgues dans cet exercice périlleux (3), démonstration ébouriffante de l'art d'improviser dans un style donné introduite et commentée, comme chaque concert du Festival, par Gilles Cantagrel – qui lui excelle dans celui d'ouvrir les portes de l'écoute, ou si l'on veut de simplifier la complexité pour mettre en confiance l'auditeur même le moins averti : ainsi à travers l'évocation poétique, vivante et imagée, du calendrier lunaire pour expliquer les 28 variations de la Passacaille de Buxtehude qui ouvrait le programme écrit, celle de Bach le refermant.
 
Entre ces deux monuments du baroque allemand, Rudolf Lutz se plia au jeu de l'improvisation « codifiée », dont la maîtrise sans faille s'acquiert par l'étude approfondie du répertoire, de ses formes et de leur écriture : prélude fantasticus avec épisodes fugués à la Buxtehude ; choral Auf meinen lieben Gott improvisé, puis tel que traité en variations par le maître de Lübeck, enfin de nouveau improvisé, en trio, à la manière du Bach des Schübler ; choral Von Gott will ich nicht lassen alternant ex tempore et œuvres écrites : improvisé façon Bach de jeunesse (recueil Neumeister) puis version Bach de Leipzig, improvisation soprano et ténor (et Rudolf Lutz, dont l'humour n'est jamais en reste, de lancer depuis ses claviers : cantus migrantus !) puis version Buxtehude, couronnée d'une harmonisation.
 
À la diversité d'approche répondait de façon naturelle et judicieuse un survol des possibilités de timbres – jusqu'aux flûtes délicieuses du bis improvisé sur J'ai descendu dans mon jardin, que le public, sur un petit nuage, fut invité à entonner – offertes par l'instrument. Lequel, il faut bien le dire, n'est pas sans une certaine âpreté, sonnant étonnamment mieux (relativement plus chaleureux) à la console que depuis la nef. Une réharmonisation partielle, le moment venu (question de financement), serait assurément la bienvenue, même si l'instrument répond avec force et aplomb à la mission qui lui est impartie. Rudolf Lutz, tout en faisant valoir les mille facettes de l'art de l'improvisation baroque, fit entendre exactement ce que l'orgue de Pontaumur est en mesure de donner, jusqu'à une certaine rusticité dont il se pourrait que l'orgue d'Arnstadt, loin des centres et des cours, ait effectivement témoigné – renonçant presque, dans l'énoncé du thème de la Passacaille de Bach, pour le reste impressionnante de grandeur, à faire librement chanter les notes, droites jusqu'à l'austérité, matériau brut de construction, sans doute en adéquation avec l'esprit de l'instrument de Pontaumur.
 
Escapade en soirée sur les confins de la Creuse, pour le concert au Montel-de-Gelat : « Corelli et son rayonnement européen » – Odile Édouard au violon baroque, Alain Gervreau au violoncelle baroque, Philippe Despont au clavecin et à l'orgue positif. Outre deux extraits des Suites pour violoncelle de Bach et le Prélude-passagio-presto d'après la Suite pour luth BWV 996 au clavecin – sans doute pas le meilleur de Bach et joué avec un rigorisme peu exaltant, l'essentiel du programme fit entendre d'opulentes Sonates extraites de l'Opus 5 de Corelli (dont une avec l'orgue pour le continuo, le jeu de Philippe Despont s'y révélant plus riant qu'au clavecin) donnant la part belle, mais tellement exigeante, à Odile Édouard, en permanence surexposée et qui poussa l'héroïsme jusqu'à insérer la Chaconne de la Partita n°2 en mineur BWV 1004, sublime monument consumant jusqu'aux dernières forces de l'interprète en termes d'endurance, de justesse, de sonorité. Où l'on prit incontestablement conscience de l'effet faussé produit par le disque, d'une perfection hors continuité pouvant presque gommer difficulté et complexité de l'œuvre, quand l'interprétation sur le vif donne à ressentir l'extraordinaire accumulation de charge émotionnelle, en proportion de l'effort, musical et instrumental, exigé de l'interprète. L'accent, pour Corelli, fut mis sur l'ornementation de la partie soliste (de Corelli lui-même, Geminiani ou Castrucci), d'une effervescente beauté sans cesse réinventée.
 
Le premier concert du mercredi 12 conduisit les festivaliers en l'église perchée de Miremont, dans un admirable environnement : Shunske Sato au violon, Shuann Chai au piano – beau Steinway de taille moyenne remplissant et plus encore ce lieu relativement modeste, jusqu'à faire sonner basses et harmoniques graves de l'ensemble avec une présence excessive, sans toutefois couvrir ou détimbrer la puissante et élégiaque sonorité du violoniste japonais. Fritz Kreisler ouvrit le programme avec le fameux Praeludium et Allegro dont on a tant de mal à imaginer qu'il ait pu, même en son temps, le faire passer pour du Bach – œuvre splendide, mais assurément du temps de Kreisler. S'ensuivit la Partita en mi majeur pour violon seul BWV 1006 sous une forme des plus inattendues, avec alternance de l'original et de la transcription pour piano qu'en fit Rachmaninov : d'une virtuosité plus « voyante » et chargée chez le pianiste russe, mais séduisante, que chez Bach – le texte à l'état pur. Du Bach pur, il en fut question juste après avec la Sonate en ut mineur pour violon et clavecin BWV 1017, transportée au temps des Kreisler et Rachmaninov par le recours au piano. Mais quelle splendeur de timbre sous l'archet de Shunske Sato, au chant inépuisable sous-tendu d'un souffle souverain. Un même équilibre s'imposa dans la Sonate n°2 pour violon et piano de Brahms, conquérante dans ses mouvements extérieurs, fascinante dans le mouvement médian aux sections enchaînées.
 
Changement complet en soirée dans la grande et impressionnante église d'Herment, comble comme pour tous les concerts du Festival, lequel avait l'insigne honneur d'accueillir le Chœur de la Radio Lettone (Riga), l'un des plus prisés de la scène internationale, sous la direction de Sigvarts Kļava. Seize voix a cappella pour un programme stupéfiant de beauté, par les œuvres certes, mais plus encore par la maîtrise inouïe dont chaque membre du chœur fit preuve, l'ensemble, à l'instar du programme lui-même, dépassant au-delà de l'entendement la simple somme des parties. Aux contemporains baltes ou nordiques – Knut Nystedt, Arvo Pärt, Pëteris Vasks et Vytautas Barkauskas – répondit, fil rouge oblige, Bach lui-même avec deux de ses Motets : Komm Jesu, komm et Jesu meine Freude, BWV 229 et 227, d'une singularité et surtout d'une liberté de ton, d'une vivacité et d'une profondeur dramaturgiques rendant toute mise en regard ou comparaison absolument dénuées de sens. Un monde en soi, qui tient à la personnalité de ce Chœur à tous égards prodigieux, devant un public manifestement saisi et bouleversé plus qu'il n'aurait pu l'imaginer.

Jean-Luc Ho © Neo Tony Lee
 
Le concert de 16 heures du jeudi 13 dut être reprogrammé, Olga Pashchenko, initialement annoncée, n'ayant pu quitter la Hongrie pour une question de visa. Contacté à deux jours du concert alors qu'il était à Édimbourg, Jean-Luc Ho accepta de la remplacer, dans un programme naturellement différent et sur le clavecin déjà entendu au Montel : un Joel Katzman (Amsterdam) de 1997, clair et sonore mais dont la projection, en la vaste église de Loubeyrat, exigeait une écoute attentive – pas un murmure. Les quatre parties nous valurent un voyage à travers l'Europe, de la Renaissance tardive jusqu'au Grand Siècle français, occasion pour le public, toujours guidé par Gilles Cantagrel, de réaliser combien musique et influences réciproques circulaient. L'Aria Rofilis de Buxtehude ouvrit le bal – d'après le Ballet de l'Impatience de Lully, précisément – suivie de l'Ouverture du Bourgeois Gentilhomme du même Lully adaptée par Jean-Luc Ho (redonnée en bis) et de L'Enchanteresse de François Couperin.
Reflet de sa plus récente actualité discographique, le musicien fit entendre les Sir William Petre Pavan & Galliard et The Queens Alman de William Byrd, compositeur auquel il vient de consacrer un CD d'un souffle prodigieux (sortie prévue pour la rentrée), tant au clavecin qu'à l'orgue d'esprit Renaissance érigé par Quentin Blumenroeder en l'abbatiale de Saint-Amant-de-Boixe (Charente) – une merveille ! (4) Lui répondait le fameux choral Nun komm, der Heiden Heiland de Leipzig BWV 659 pour orgue, adapté au clavecin par l'interprète : une matière sonore repensée pour un univers parallèle, étonnant. D'Anglebert, Purcell, Lully, Champion de Chambonnières, Denis Gautier, Louis Couperin et Nicolas Lebègue (engageante Chaconne grave du Second Livre) se partagèrent la Troisième Partie, cependant que la dernière faisait suivre une pièce anonyme (publiée par Ballard en 1705) sur J'avois crû qu'en vous aymant, savoureux poème intégralement dit en vieux françois par Gilles Cantagrel avec la verve qui sied, de deux pages de François Couperin. Un pur bonheur.
 
Le dernier concert de la journée fut l'occasion de découvrir l'un des lieux les plus beaux et sereinement attachants de cette itinérance musicale : le prieuré de Saint-Hilaire-la-Croix. Au programme : Bach (au pluriel) par l'Orchestre d'Auvergne et Amaury Coeytaux, violon solo et direction (de son pupitre de premier violon). En ouverture, sans véritablement convaincre : Contrepoint XIV de L'Art de la Fugue dans un arrangement noble mais comme empreint de pesanteur du compositeur finlandais Kalevi Aho. Rien de tel dans le Concerto BWV 1042 qui fit suite, l'accord des instruments modernes, par un relâchement des tensions, renforçant le sentiment de légèreté, mais aussi de plénitude, qui émane de cette œuvre, inépuisable enchantement. Lui répondit, tout aussi gratifiante, une restitution pour violon (instrument d'origine supposé) du Concerto BWV 1056 connu dans l'adaptation pour clavecin qu'en fit Bach lui-même.
Assuré du soutien dynamique et de la richesse harmonique des cordes de l'Orchestre d'Auvergne, Amaury Coeytaux offrit une partie soliste immaculée, d'une vie intense dans les mouvements extérieurs, virtuosité sans faille nullement démonstrative, s'adonnant au plaisir du timbre et d'un dialogue puissamment structuré, mais aussi repoussoir idéal pour des mouvements lents confondants de ligne et de poétique élévation. Deux des fils de Bach, l'aîné Wilhelm Friedemann et le troisième fils compositeur, le Bach de Bückeburg : Johann Christoph Friedrich, refermaient ce concert haut en couleur avec deux œuvres symphoniques bien dans l'air du temps, donc déjà sensiblement en rupture avec celui de Johann Sebastian. Où l'art de surprendre, à travers notamment des fins abruptes de mouvements, se trouve presque érigé en principe vital. Autant de vie que de savante discipline, servies par un Orchestre d'Auvergne vigoureusement stylé.
 
C'est peu dire qu'à l'extrême qualité de l'ensemble des concerts vient s'ajouter une convivialité détendue et une chaleureuse simplicité des rapports humains qui font aussi le prix du Festival Bach en Combrailles, également ces « petites attentions » comme les verres de l'amitié offerts à l'ensemble du public, après chaque concert, par les communes ou telle association du lieu visité. Sans oublier le rôle essentiel des bénévoles – une cinquantaine – placés sous la houlette de l'actuel président de l'Association, Antoine Anquetil : bénévoles aussi investis qu'efficacement souriants, sans lesquels, en Combrailles comme dans la plupart sinon tous les festivals, rien ne serait possible.
 
Rendez-vous est pris pour 2016, avec comme monument de clôture, après les deux Passions, la Messe en si mineur de Bach, pas moins !
 
Michel Roubinet
 
Festival Bach en Combrailles, du 10 au 15 août 2015 – concerts des 11, 12 et 13 août.
 
 
(1) Neue Bachgesellschaft en France : www.neue-bachgesellschaft.de/liens/institutions-bach/?lang=fr
 
(2) www.bachencombrailles.com/site/academie-dorgue/
 
 (3) www.concertclassic.com/article/19eme-festival-toulouse-les-orgues-lorgue-createur-de-lien-compte-rendu
 
 (4) jeanluc-ho.com/william-byrd/
     www.encelade.net/index.php/fr/hikashop-menu-for-products-listing/product/22-w-byrd-walshingham
 
Site Internet :
 
Festival Bach en Combrailles : www.bachencombrailles.com
 
Photos © DR

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